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« — Je vous y mènerai.

« — Félix, dites-moi cela, ajouta mon père.

« — Je ne ferai pas une maladresse de plus, en enlevant à Henriette la surprise qu’elle vous ménage.

« Félix avait du malheur, il repoussait pour m’obliger le seul service qu’il pût me rendre. Quant à Léon, il ne pouvait comprendre mon embarras, puisqu’il ignorait comment je savais que mes rosiers avaient été déplantés. Bientôt on se leva de table, et Léon disparut ; j’étais fort en peine de ce que j’allais faire. On me pressait ; je pris un parti, et je priai qu’on me suivît. À tout hasard, je comptais faire errer ma famille dans le parc et profiter de l’instant où je trouverais mon parterre comme si j’avais choisi le chemin le plus long. Mais mon père était fatigué, il me prit le bras.

« — Allons, me dit-il, et ne nous fais pas courir, j’ai de vieilles jambes qui ne plaisantent plus.

« Ce fut alors que mon embarras fut à son comble, alors aussi que cette sainte divination qui éclaire les cœurs vint me tirer de cet embarras. À défaut d’un mot du coupable, à défaut d’une trace sur la terre, je cherchai le fil invisible et léger qui avait dû conduire Léon. Léon avait dû choisir l’endroit du parc où je me plaisais le mieux, un lieu solitaire et couvert où j’aimais à m’asseoir seule sur un banc de bois. J’y marchai avec la certitude de ne pas me tromper. On me suit, j’arrive et je découvre mes rosiers disposés autour de ce banc où j’avais tant de fois pensé au bonheur avant de connaître Félix et Léon. Ce fut encore pour moi une nouvelle joie, non parce que Léon avait choisi cet endroit, dans ma pensée il ne pouvait y en avoir d’autre, mais parce que je l’avais si bien deviné.

« Hélas ! toutes ces choses qui paraîtront peut-être puériles à ceux qui me liront, ont été les plus grands événements de ma vie. Ce fut ainsi que je marchai seule dans ma passion. Puis vint le jour où nous marchâmes à deux. Car jusque-là j’avais aimé Léon, Léon m’avait aimée ; mais il me semble que je n’aurais pas osé dire que nous nous aimions. Ce fut encore à l’occasion de ce jardin que commença notre intelligence, ce fut à cause de ce jardin que notre amour se confondit en une pensée unique. Depuis le jour dont j’ai parlé, mon parterre était devenu le but de notre promenade du dimanche après le déjeuner. Les fleurs en étaient devenues une propriété si exclusive que, par un accord tacite, personne