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parterre, riche de rosiers que j’avais élevés et que j’aimais. Si mon frère m’eût dit simplement ce qui allait arriver, peut-être n’eussé-je pas pensé à me plaindre de ce hasard ; mais il advint que j’entendis Félix donner l’ordre au jardinier d’enlever toutes mes fleurs pour que les terrassiers pussent travailler le lendemain. Je voulus résister ; il essaya d’abord de plaisanter, je ne répondis que par des reproches sur sa maladresse à faire tout ce qui pouvait me blesser ; son naturel l’emporta, il me répliqua durement, et je courus cacher mes larmes dans ma chambre. On m’y laissa ; j’entendis murmurer sous mes fenêtres des mots qui me firent pitié pour celui qui les prononçait.

« — C’est un caprice de petite fille, disait le capitaine, j’aime mieux celui-là qu’un autre : qu’elle pleure ses roses, cela n’est pas dangereux.

« Hortense cherchait à lui persuader de monter pour me calmer.

« — Elle tient à ces misérables fleurs, lui disait-elle.

« — Eh bien ! répondit Félix, demain ou après-demain je les ferai enlever avec soin et on les plantera où elle voudra ; mais que j’aille lui demander pardon de ce que je fais les affaires de la forge ! je ne veux pas la mettre sur ce pied.

« Ce ton, ces paroles de Félix ne m’irritèrent pas d’abord : oui, j’eus pitié de cet homme qui se tuait si gauchement dans un cœur où il avait placé une espérance. Puis mon frère étant survenu, il eut le malheur de dire que je serais touchée de la galanterie du capitaine s’il daignait prendre le soin de conserver mes pauvres rosiers. Avoir une reconnaissance pour Félix, avouer qu’il pourrait faire quelque chose d’obligeant à mon intention, cela me sembla un malheur plus grand que tous les autres. Je ne puis dire pourquoi, mais cela m’irrita, et je n’eus plus qu’une pensée, ce fut, quand la nuit serait venue, d’aller à mon jardin, de le détruire, de le ravager, pour que Félix ne me le sauvât pas ; j’aurais haï mes roses s’il les eût conservées. J’étais si exaspérée que je compris qu’on peut tuer son bonheur en des moments pareils, pour ne pas le devoir à des soins qui vous pèsent. J’attendis donc, et, quand l’heure du sommeil eut sonné pour tout le monde, je sortis doucement de la maison, je me glissai comme une fille coupable le long des allées et des massifs, et, pleine d’une émotion colère et triste, j’approchai de l’endroit où j’allais briser ces frêles arbrisseaux, mes compa-