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j’avais de moi-même fût bien grand pour que je n’eusse pas pitié de sa tristesse. Il était si malheureux ! Ah ! ce malheur me disait si bien à quel point il m’aimait, que ce malheur me plaisait, et je l’aimais en secret de souffrir ainsi. La seule épreuve qui me fut dure à supporter, et que Dieu me pardonne cette lutte, puisque j’en sortis victorieuse ! la seule épreuve où je sentis fléchir mon courage, fut la joie du capitaine. Que Léon fût malheureux de ma froideur, c’était mon droit. Je le sentais, car je souffrais aussi. Je ne le lui disais pas ; mais, par un accord tacite avec moi-même, je comprenais que j’avais le droit de blesser celui pour qui j’avais tant de consolations cachées en moi. Mais que Léon eût à subir les regards triomphants et les railleries froides du capitaine, c’est ce qui m’irritait, c’est ce qui m’eût cent fois poussée à dire à Léon : Je mens quand je détourne mes yeux de toi, je mens quand j’évite ta rencontre, je mens quand je te parle sans bonheur et t’écoute sans paraître t’entendre ! Oui, je l’eusse averti, si je ne l’avais aimé à ce point que j’éprouvais qu’une fois mon cœur ouvert, toute ma vie s’en serait échappée pour aller à lui. Il m’aimait aussi, lui, et je le savais, moi. Cette aventure de Jean-Pierre m’avait été expliquée par cela seul que personne n’avait pu la comprendre.

« Félix avait interrogé ce pauvre homme, et ce pauvre homme lui avait dit qu’il n’avait rien à répondre à ses questions : non-seulement il n’avait rendu aucun service à Léon, mais lorsque celui-ci lui avait donné de l’argent, il l’avait vu pour la première fois. On attribua la réponse de Léon à une mutinerie d’enfant. Moi seule je savais le service que lui avait rendu Jean-Pierre : n’allais-je pas chez ce pauvre malade lorsque Léon me rencontra ?

« Cependant un jour devait venir qui m’arracherait à cette rude tâche de froideur que je m’étais imposée. On ne parlait plus de renvoyer Léon ; il était si laborieux, si doux, si soumis ! Ce nuage de soupçon qui avait existé sur lui et sur moi s’était dissipé ; moi-même je reprenais quelque sécurité, lorsqu’un événement imprévu me montra que je n’avais gagné de repos que hors de moi.

« Parmi les plaisirs de mon enfance, j’avais gardé celui de cultiver de mes mains un coin écarté et bien étroit de notre jardin. Il arriva que, des magasins ayant été construits tout auprès, on voulut faire un chemin pour y conduire nos marchandises à travers le parc. Ce chemin m’enlevait mon petit