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il était, je fus curieuse de le voir, de le regarder, de le mesurer, ne fût-ce que pour le combattre. Avant ce jour, Léon habitait mon âme sans l’occuper : à partir de ces paroles, il en devint toute la pensée. J’aimais Léon, on me l’avait dit, était-ce donc vrai ? Je me consultai, et alors je fis en moi d’étranges découvertes. Le visage de Léon, ses yeux doux et purs, ses beaux et longs cheveux blonds, sa noble tournure, sa voix suave et chantante, ses gracieux hochements de tête quand il jouait des colères d’enfant contre mes petites nièces, tout cela s’était gravé en moi sans que j’eusse pensé à l’observer. Je le connaissais mieux que je ne connaissais mon père, mon frère ; je le connaissais mieux que tous ceux avec qui je vivais depuis de longues années. Il me semble que j’aurais parlé pour lui, trouvé ses réflexions, fait ses gestes, tant j’étais pénétrée et pour ainsi dire vivante de cette existence qui n’était pas la mienne. Je fus épouvantée d’être ainsi en moi-même au pouvoir d’un autre ; ma fierté s’indigna d’être à la merci d’une vie en qui la mienne n’apportait peut-être aucun trouble, et la peur de n’être pas aimée me prit soudainement.

« L’amour ! Oh ! l’amour est comme toutes les puissances supérieures : tout lui sert, l’abandon et la résistance. J’aurais aimé Léon si je ne l’avais pas redouté, je l’aimais parce que je le craignis. Eh, mon Dieu ! pouvais-je ne pas l’aimer ? n’est-il pas des pentes si rapides qu’on y tombe parce qu’on s’agite pour les remonter, et qu’on y tombe aussi parce qu’on ne résiste pas à leur rapidité ? Je l’ai éprouvé, moi, car cette image de Léon m’épouvantait ; elle s’asseyait si près de moi dans mes nuits, elle me quittait si peu durant mes jours, que je la trouvais importune, presque audacieuse ; elle s’emparait de moi et me parlait en maîtresse. Je voulus m’arracher à cet entraînement ; mais tout ce qui m’avait soutenue jusque-là, occupations, prières, travail, tout cela semblait me manquer, tout cela fuyait quand je voulais m’y appuyer : c’était comme le sable des bords du précipice, qui cède dès qu’on y cherche un soutien. Il me semblait qu’un soleil de feu eût plané sur ma vie, et réduit tout en poussière en n’y fécondant que l’amour. Hélas ! hélas ! je m’explique mal. Je ne me rendis pas alors un pareil compte de mon âme. Toutefois je pris une résolution solennelle, je ne voulus pas que Léon me soupçonnât obsédée de sa pensée, et pendant un mois entier je m’appliquai à lui être désobligeante. Il fallait que l’effroi que