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vie était comme l’eau de la fontaine où a passé l’orage : l’onde redevient calme, mais elle n’est plus limpide ; mon âme n’était plus agitée, mais elle était troublée. Il faut, pour que l’eau de la fontaine laisse dormir au fond de son lit le limon du torrent, que de longs jours paisibles et sereins lui rendent son cristal. Quant à moi, à travers mes pensées troublées, je ne voyais plus le fond de mon cœur, et je n’eus pas le repos qui devait leur rendre leur innocente transparence. Depuis quinze jours je ne voyais plus Léon qu’aux heures des repas, et quelquefois le soir dans les réunions de la famille. Il était respectueux et attentif pour mes vieux parents, gai et empressé avec Hortense, si taquin et si complaisant pour mes petites nièces que les deux enfants l’adoraient. Pour moi seule il était réservé et triste ; quand je lui parlais, il rougissait ; quand je lui demandais un service, lui si leste, si empressé, si adroit, il se faisait toujours répéter ma demande et faisait toujours quelque maladresse. J’avais entendu parler confusément de l’amour qui avait adouci les caractères les plus farouches ou donné de la grâce aux plus gauches, et je comprenais que c’était le même pouvoir qui enlevait la grâce et donnait de la sauvagerie à Léon. Je sentais que, pour lui, je n’étais pas ce qu’étaient les autres. Que j’aie appelé ce sentiment de son vrai nom, que je me sois dit que c’était de l’amour, non ; car il me rendait heureuse, et l’on m’avait fait peur de l’amour, on me l’avait montré comme un ennemi. En aimant Léon, en m’en sentant aimée, je me défendais de regarder ce que j’éprouvais, et lorsque, dans cette solitude où j’ai appris tant de choses, j’ai pu lire dans d’autres livres que mon cœur, je me suis toujours étonnée que Juliette, la fille de Capulet, n’ait pas dit au beau jeune homme qui la charme, comme Léon me charmait : Roméo, ne me dis pas que tu es Montaigu, car il faudrait te haïr.

« Cependant un jour vint où je ne doutai plus de l’amour de Léon, où ce sentiment s’éclaira complétement pour moi : ce fut le jour où je compris qu’il détestait le capitaine Félix. Ce fut à l’occasion de l’ouvrier malade que j’allais voir quand je rencontrai Léon pour la première fois. J’avais obtenu de mon frère qu’on ne le rayerait pas du nombre des ouvriers, mais le capitaine s’était refusé à ce qu’on lui payât le prix des journées manquées. C’eût été, disait-il, d’un fatal exemple pour beaucoup de paresseux qui eussent trouvé commode