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le malheur de ma vie. Marianne me regardait, elle ne comprenait rien à ma douleur. Que de fois, quand j’étais enfant, j’ai vu de jeunes filles prises de ces soudains désespoirs, et que de fois j’ai entendu dire d’un air capable à des vieillards qui avaient oublié leur âme : Ce sont des vapeurs, c’est la jeunesse qui la tourmente, cela se passera avec quelques soins ! Et l’on appelait un médecin. Moi-même, à ce moment où le ciel semblait dévoiler mon avenir à mes yeux, devant cette épouvante qui me tenait, je fis comme ces vieillards, je combattis mon désespoir, je rentrai mes larmes, je ne voulus pas croire à mon âme qui se soulevait tout entière, et je répondis :

« — Je suis malade, j’éprouve un malaise horrible ! Comme s’il était plus naturel et plus raisonnable de souffrir de son corps que de son cœur !

« — Voulez-vous que je vous reconduise ? me dit Marianne.

« — Non, non ! m’écriai-je soudainement, je m’en irai seule.

« Seule ! j’avais besoin d’être seule. Avant ce temps, c’était pour marcher plus libre et plus gaie dans mes heureux rêves ; en ce moment, c’était pour pleurer.

« Je repris tristement le chemin de la maison. Arrivée à l’endroit où l’inconnu m’avait parlé, je m’arrêtai involontairement. Cependant je ne pensais pas à lui. Sort-il donc de l’âme des émanations sympathiques qui flottent dans l’air ? Oh ! pauvre enfant que j’étais ! je m’arrêtai et je regardai tristement autour de moi. Cet endroit du chemin avait déjà pour moi un souvenir que je cherchais. Tout cela fut rapide et insaisissable, il n’y avait ni désir ni regret ; mais, quand je rentrai à la maison j’avais le cœur ému et serré, mon désespoir s’était enfui, je n’avais plus envie de pleurer, mais j’aurais voulu encore être seule. Hortense me trouva dans le salon, et me dit :

« — Henriette, il faut penser à t’habiller ; nous avons quelqu’un à dîner.

« — Qui donc ? lui dis-je aussitôt, comme si elle m’annonçait une nouvelle bien extraordinaire.

« — Un jeune homme, M. Lannois, que son père a envoyé passer quelques mois ici pour y apprendre la conduite d’une fonderie.

« — Ah ! il va demeurer plusieurs mois ici ? lui dis-je.