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toujours une pensée qui me dominerait : c’est qu’une mère doit mourir pour sauver son enfant. Voilà une chose que je vais écrire en gros caractères au haut de chaque page de ce livre, pour que mon œil le voie sans cesse et ne puisse l’oublier jamais : Une mère doit mourir pour sauver son enfant. »

Et cela était écrit véritablement ainsi, et la malheureuse tourna un regard douloureux vers la chétive créature qui dormait dans son berceau, puis elle posa la tête dans ses mains pendant que Luizzi continuait à lire ce manuscrit qui s’éclairait pour lui à travers les pages déjà lues, comme s’il l’eût tenu dans ses mains et en eût tourné les feuillets à sa volonté.

« J’ai vécu jusqu’à l’âge de dix ans sous la tutelle de mon père et de ma mère. À cette époque mon frère se maria avec Hortense, qui avait à peine quinze ans. Hortense, devenue ma sœur, a toujours été bonne et douce pour moi ; je ne crois pas qu’elle m’ait trahie, je n’ose penser qu’elle soit du nombre de mes bourreaux. Elle tremble cependant devant son frère Félix, et elle n’aura pas osé me défendre ; elle doit bien souffrir ! Elle m’aimait pourtant mieux qu’une sœur, elle m’appelait sa fille. En effet, mon père et ma mère se départirent de leur autorité pour la confier à Hortense, quoique nous fussions tous dans la même maison. Durant six ans, je ne me rappelle rien qui marque dans notre vie. Nous étions heureux. Le bonheur ne laisse pas de traces. Le bonheur est comme le printemps ; quand il est passé, rien ne montre plus comment il a été. L’arbre se dépouille de ses feuilles et reste nu ; mais quand l’orage et la foudre l’ont fracassé, la cicatrice reste toujours, même lorsque le printemps revient.

« J’étais heureuse en ce temps-là, oui, heureuse ; et maintenant je me rappelle comment je l’étais. Je priais Dieu avec foi ; je jouais entre ma sœur, si jeune femme, et mes deux nièces, si beaux enfants ; je voyais le passé et l’avenir de ma vie rire et chanter devant et derrière moi : enfants heureux et aimés comme je l’avais été, femme heureuse et aimée comme je le serais un jour ! Oh ! quel beau rêve adoré ils me faisaient de ma vie ! comme je l’accueillais avec un doux sourire ! comme je lui tendais mon cœur quand il venait me parler le soir tout bas, sous la longue allée de sycomores où je me promenais seule à la nuit tombante ! J’avais seize ans, tout mon être aspirait la vie. Oh ! que c’est beau et doux de se promener le soir, seule dans l’air, avec un rayon de soleil