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sont tout désorientés quand ils sont en présence de la violence prolétarienne ; ils ne peuvent lui appliquer les lieux communs qui leur servent d’ordinaire à parler de la force, et ils voient avec effroi des mouvements qui pourraient aboutir à ruiner les institutions dont ils vivent : avec le syndicalisme révolutionnaire, plus de discours à placer sur la justice immanente, plus de régime parlementaire à l’usage des intellectuels ; — c’est l’abomination de la désolation ! Aussi ne faut-il pas s’étonner s’ils parlent de la violence avec tant de colère.


Déposant le 5 juin 1907 devant la cour d’assises de la Seine dans le procès Bousquet-Lévy, Jaurès aurait dit : «  Je n’ai pas la superstition de la légalité. Elle a eu tant d’échecs ! Mais je conseille toujours aux ouvriers de recourir aux moyens légaux ; car la violence est un signe de faiblesse passagère. » On trouve ici un souvenir très évident de l’affaire Dreyfus : Jaurès se rappelle que ses amis durent recourir à des manifestations révolutionnaires, et on comprend qu’il n’ait pas gardé de cette affaire un très grand respect pour la légalité, qui a pu se trouver en conflit avec ce qu’il regardait comme étant le droit. Il assimile la situation des syndicalistes à celle où furent les dreyfusards : ils sont momentanément faibles, mais ils sont destinés à disposer quelque jour de la force publique ; ils seraient donc bien imprudents s’ils détruisaient par la violence une force qui est appelée à devenir la leur. Peut-être lui est-il arrivé parfois de regretter que l’agitation dreyfusarde ait ébranlé trop l’État, comme Gambetta regrettait que l’administration eût perdu son ancien prestige et sa discipline.