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que les économistes ont longtemps soutenu que les relations créées sous le régime de la concurrence dans le régime capitaliste sont parfaitement justes, comme résultant du cours naturel des choses ; les utopistes ont toujours prétendu que le monde présent n’était pas assez naturel ; ils ont voulu en conséquence donner un tableau d’une société mieux réglée automatiquement et partant plus juste.

Je ne saurais résister au plaisir de me reporter à quelques Pensées de Pascal, qui embarrassèrent terriblement ses contemporains et qui n’ont été bien comprises que de nos jours. Pascal eut beaucoup de peine à s’affranchir des idées qu’il avait trouvées chez les philosophes sur le droit naturel ; il les abandonna parce qu’il ne les estima pas suffisamment pénétrées de christianisme : « J’ai passé longtemps de ma vie, dit-il, en croyant qu’il y avait une justice ; et en cela je ne me trompais pas ; car il y en a selon que Dieu nous l’a voulu révéler. Mais je ne le prenais pas ainsi, et c’est en quoi je me trompais ; car je croyais que notre justice était essentiellement juste et que j’avais de quoi la connaître et en juger » (fragment 375 de l’édition Brunschvieg) ; — « Il y a sans doute des lois naturelles ; mais cette belle raison corrompue[1] a tout corrompu » (fragment 294) ; —

  1. Il me semble que les éditeurs de 1670 durent être effrayés du calvinisme de Pascal ; je suis étonné que Sainte-Beuve se soit borné à dire qu’il « y avait dans le christianisme de Pascal quelque chose qui les dépassait… que Pascal avait encore plus besoin qu’eux d’être chrétien ». (Port-Royal, tome III, p. 383.)