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La statistique des persécutions ne joue donc pas ici un grand rôle ; des circonstances notables, qui se produisaient au cours des scènes de martyre, avaient beaucoup plus d’importance que la fréquence des supplices. C’est en raison de faits assez rares, mais très héroïques, que l’idéologie s’est construite : les martyrs n’avaient pas besoin d’être nombreux pour prouver, par l’épreuve, la vérité absolue de la nouvelle religion et l’erreur absolue de l’ancienne, pour établir ainsi qu’il y avait deux voies incompatibles entre elles, pour faire comprendre que le règne du mal aurait un terme. « On peut, dit Harnack, malgré le petit nombre des martyrs, estimer à sa juste valeur le courage qu’il fallait pour devenir chrétien et vivre en chrétien ; on doit avant tout louer la conviction du martyr qu’un mot ou un geste pouvait rendre indemne et qui préférait la mort à l’impunité. » Les contemporains, qui voyaient dans le martyre une épreuve judiciaire constituant un témoignage en l’honneur du Christ[1], tiraient de ces faits de tout autres conclusions que celles que peut en tirer un historien moderne qui raisonne avec des préoccupations modernes ; jamais idéologie n’a pu être aussi éloignée des faits que celle-là.

L’administration romaine était extrêmement dure pour tout homme qui lui semblait susceptible de troubler la tranquillité publique et surtout pour tout accusé qui bravait sa majesté. En frappant, de temps à autre, quelques chrétiens qui lui étaient dénoncés (pour des raisons demeurées généralement inconnaissables aux modernes),

  1. G. Sorel, Système historique de Renan, pp. 335-336.