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lancées contre le ciel retombaient ensanglantées, ils s’imaginaient que leurs vers blessaient à mort les puissances établies qui osaient ne pas s’humilier devant eux ; jamais les prophètes juifs n’avaient rêvé tant de destructions pour venger leur Yahvé que ces gens de lettres n’en rêvèrent pour satisfaire leur amour-propre. Quand cette mode des imprécations fut passée, les hommes sensés en vinrent à se demander si tout cet étalage de prétendu pessimisme n’avait pas été le résultat d’un certain déséquilibre mental.

Les immenses succès obtenus par la civilisation matérielle ont fait croire que le bonheur se produirait tout seul, pour tout le monde, dans un avenir tout prochain. « Le siècle présent, écrivait Hartmann il y a près de quarante ans, ne fait qu’entrer dans la troisième période de l’illusion. Dans l’enthousiasme et l’enchantement de ses espérances, il se précipite à la réalisation des promesses d’un nouvel âge d’or. La Providence ne permet pas que les prévisions du penseur isolé troublent la marche de l’histoire par une action prématurée sur un trop grand nombre d’esprits. » Aussi estimait-il que ses lecteurs auraient quelque peine à accepter sa critique de l’illusion du bonheur futur. Les maîtres du monde contemporain sont poussés, par les forces économiques, dans la voie de l’optimisme[1].

Nous sommes ainsi tellement mal préparés à comprendre le pessimisme, que nous employons, le plus souvent, le mot tout de travers : nous nommons, bien à tort, pessimistes des optimistes désabusés. Lorsque nous rencon-

  1. Hartmann, loc. cit., p. 462.