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uns se plaisent à travailler pour soumettre leurs réflexions à quelques méditatifs, tandis que d’autres aiment à s’adresser à la grosse masse des gens pressés. Somme toute, je ne trouve pas que mon lot soit le plus mauvais : car je ne suis pas exposé à devenir mon propre disciple, comme cela est arrivé aux plus grands philosophes lorsqu’ils se sont condamnés à donner une forme parfaitement régulière aux intuitions qu’ils avaient apportées au monde. Vous n’avez pas oublié, certainement, avec quel souriant dédain Bergson a parlé de cette déchéance du génie. Je suis si peu capable de devenir mon propre disciple que je suis hors d’état de reprendre un ancien travail pour lui donner une meilleure exposition, tout en le complétant ; il m’est assez facile d’y apporter des corrections et de l’annoter ; mais j’ai vainement essayé, plusieurs fois, de penser à nouveau le passé.

Je suis, à plus forte raison, condamné à ne jamais être un homme d’école[1]; mais est-ce vraiment un grand

  1. Il me semble intéressant de signaler ici quelques réflexions empruntées à un admirable livre de Newman, récemment traduit par Mme Gaston Paris : « Bien qu’il soit impossible de se passer du langage, il ne faut l’employer que dans la mesure où il est indispensable, et la seule chose importante est de stimuler chez ceux auxquels on s’adresse un mode de pensée, d’idées, semblables aux nôtres, qui les entraînera par leur propre mouvement, plutôt que par une contrainte syllogistique ; d’où il résulte que toute école intellectuelle aura quelque chose du caractère ésotérique, car c’est une réunion de cerveaux pensants : le lien qui les rassemble, c’est l’unité de pensée ; les mots dont ils se servent deviennent une sorte de fessera qui n’exprime pas la pensée, mais