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impulsions de gens qui ont pris à l’entreprise la direction de l’opinion. L’affaire Dreyfus a montré que la bourgeoisie éclairée était dans un étrange état mental : des personnages qui avaient, longtemps et bruyamment, servi le parti conservateur, se sont mis à faire campagne à côté d’anarchistes, ont pris part à de violentes attaques contre l’armée ou se sont même enrôlés définitivement dans le parti socialiste ; d’autre part, des journaux qui font profession de défendre les institutions traditionnelles, traînaient dans la boue les magistrats de la cour de cassation.

Cet épisode étrange de notre histoire contemporaine a mis en évidence l’état de dislocation des classes. Jaurès, qui avait été si fort mêlé à toutes les péripéties du dreyfusisme, avait rapidement jugé l’âme de la haute bourgeoisie, dans laquelle il n’avait pu encore pénétrer. Il a vu que cette haute bourgeoisie est d’une ignorance affreuse, d’une niaiserie béate et d’une impuissance politique absolue ; il a reconnu qu’avec des gens qui n’entendent rien aux principes de l’économie capitaliste il est facile de pratiquer une politique d’entente sur la base d’un socialisme extrêmement large ; il a apprécié dans quelle mesure il fallait-pour devenir le maître de gens dépourvus d’idées-mêler : les flatteries à l’intelligence supérieure des imbéciles qu’il s’agit de séduire, les appels aux sentiments désintéressés des spéculateurs qui se piquent d’avoir inventé l’idéal, les menaces de révolution. L’expérience a montré qu’il avait une très remarquable intuition des forces qui existent, à l’heure actuelle, dans le monde bourgeois. Vaillant, au contraire, connaît très médiocrement ce monde ; il