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gravité, comme de toutes les institutions humaines. Dans ses Considérations sur les Romains, il avait, pour ainsi dire, séquestré la Providence de l’histoire ; il n’écarte pas la religion de la société, mais il la relègue parmi les éléments divers de la vie des États, après l’armée, après la constitution politique, après le climat, après le terrain, après les mœurs, entre le commerce, la population et la police. Ce ne sont ni les vraies proportions de l’histoire ni les justes mesures de la société ; ce ne sont point surtout les maximes de l’Église ; mais c’est bien l’esprit du livre, et cet esprit est le contraire de celui de l’orthodoxie. Montesquieu le savait bien ; il se sentait loin de compte avec Rome et avec la Sorbonne, et ne laissait point de s’en inquiéter.

Il tâcha de se mettre en règle et de prendre ses précautions. Il n’avait pas le choix des procédés : il employa celui dont avait usé Montaigne et dont Buffon usa bientôt : il sema çà et là dans son livre des phrases de restrictions, de savantes réserves et de belles professions de foi. Elles tranchaient impertinemment sur le fond du discours ; mais, prises en elles-mêmes, détachées et extraites, elles devaient éloigner tout soupçon sur la doctrine de l’auteur. Montaigne avait apporté, en ce subterfuge littéraire, une bonhomie ironique et sceptique. Buffon y apporta une hauteur et une aisance, faites pour déconcerter les simples. Montesquieu, moins indifférent que Montaigne aux engagements qu’il prenait, et moins hardi que Buffon à affronter les gens