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la dictature, dans le temps où l’on croit que la dictature est son seul asile. Tous les Romains se taisent devant lui, et il se retrouve seul, impatient et inassouvi, comme auparavant. Il conclut par ces mots : « J’ai étonné les hommes et c’est beaucoup. » C’est assez pour faire des victimes ; ce n’est point assez pour faire un heureux.

Montesquieu aurait pu retrouver et suivre Sylla dans César. Il ne paraît pas y avoir songé. Depuis que nous connaissons Danton et Robespierre, les Gracques ont ressuscité pour nous, et ils remplissent toutes les révolutions de Rome ; depuis Bonaparte, César envahit l’histoire romaine. La grande révolution du monde moderne a modifié tous les points de vue, même ceux d’où l’on considérait le monde ancien. Montesquieu, qui a jugé de si haut et si bien pénétré le génie d’Alexandre et celui de Charlemagne, semble porté à rabaisser celui de César. Au lieu d’isoler César dans le monde romain, il voudrait le rejeter dans la foule et le ramener aux communes mesures. Il semble se dire, comme le Cassius de Shakespeare : « Qu’y a-t-il dans ce César ? En quoi son nom sonne-t-il mieux que le tien… de quels aliments se nourrit-il donc pour être devenu si grand ? » Montesquieu reconnaît le capitaine et le politique qui, en quelque république qu’il fût né, l’aurait gouvernée. Mais il ne veut voir en César qu’un instrument de la destinée ; un de ces hommes qui accomplissent des événements inévitables, mais ne décident point les grandes mutations des empires et ne chan-