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Il fut parfaitement accueilli à Vienne, où il vit le prince Eugène. L’agrément et la facilité des mœurs, le plaisir d’observer, l’éclat de la vie de cour et le prestige des grandes affaires, le séduisirent un moment. Il sollicita la faveur d’entrer dans les ambassades. Le ministère de Versailles ne l’en jugea point digne : c’était se montrer difficile, mais il ne faut point s’en plaindre. Montesquieu aurait dissipé son beau génie dans cet âpre jeu des politiques, où la partie se joue toujours avec un mort, qui est l’humanité. Le monde y aurait perdu l'Esprit des lois, et il n’est pas sûr que la France y aurait gagné un diplomate.

Montesquieu avait l’étoffe de l’observateur politique ; mais ce n’est que le canevas où brode l’homme d’État. Il lui manquait l’activité incessante, la pensée du dehors, l’orgueil du pouvoir, l’égoïsme national, sans lesquels il n’y a point de négociateurs, encore moins de ministres. Il avait trop de sympathie humaine pour ce dur métier de laboureur de peuples. « Quand j’ai voyagé dans les pays étrangers, disait-il, je m’y suis attaché comme au mien propre, j’ai pris part à leur fortune, et j’aurais souhaité qu’ils fussent dans un état florissant. » C’est l’esprit d’un législateur ; ce n’était point celui des politiques du temps, qui ne considéraient les étrangers que du haut de leur tour, pour les guetter au passage, les attirer dans leur piège et les rançonner à leur profit. « Si je savais, disait-il encore, quelque chose qui fût utile à ma famille et qui ne le fût pas à