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en même temps mes peines et mes plaisirs. Dans les transports de l’amour, mon âme est trop agitée ; elle est entraînée vers son bonheur sans en jouir : au lieu qu’à présent je goûte ma tristesse même. N’essuie point mes larmes : qu’importe que je pleure, puisque je suis heureux ? »

Ne dirait-on pas l’argument en prose d’une élégie d’André Chénier ? La bacchanale du chant VI fait penser aux projets d’églogues inachevées de l’auteur du Mendiant. Chénier s’était abreuvé aux mêmes sources, il avait beaucoup lu Montesquieu et l’on s’en aperçoit dans sa prose. Il me semble que le trait d’union se dessine ici entre le plus grand prosateur du siècle et son plus grand poète. Montesquieu n’était point capable de « soupirer un vers plein d’amour et de larmes » ; il semble, au moins, avoir été touché par le reflet d’un rayon venu de la Grèce. C’est un esprit précurseur ; ce caractère, le plus singulier chez lui, se marque jusque dans cet opuscule. Il ne fait que s’y jouer, et l’on y voit poindre une étincelle de son génie. On y voit aussi percer le jargon et s’étaler la friperie théâtrale que des imitateurs maladroits prendront pour le style et le costume de l’antiquité : « une joie et une innocence » qui viennent on ne sait d’où chez les nymphes de Vénus, « un cœur citoyen » qui y fait plus étrange figure et ce croquis, assez fripon, des « filles de la superbe Lacédémone », qui semble pris par quelque dessinateur satirique, au sortir d’une fête du Directoire.