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dans Montaigne et dans l’antiquité. Se piquant d’ailleurs d’écrire en gentilhomme et non en grammairien, il jette sa pensée, comme elle lui arrive, en saillies et en images ; mais il y revient, et souvent, et longtemps ; il revoit, il rature, il corrige : il écrit enfin en écrivain qui a raisonné son goût et défini son style. « Ce qui fait ordinairement une grande pensée, c’est lorsqu’on dit une chose qui en fait voir un grand nombre d’autres, et qu’on nous fait découvrir tout d’un coup ce que nous ne pouvions espérer qu’après une grande lecture. »

Tel nous apparaît Montesquieu, vers 1720, dans sa maturité. Une admirable modération d’âme, d’esprit et de caractère, réglait en lui et pondérait les unes par les autres des qualités très diverses que la nature associe rarement en un même homme. Ces qualités ne sont pas tout le génie de la France ; mais elles sont toute la raison et tout l’esprit français. Nous avons eu des philosophes plus sublimes, des penseurs plus audacieux, des écrivains plus éloquents, plus douloureux, plus pathétiques, de plus féconds créateurs d’âmes artificielles et de plus riches inventeurs d’images ; nous n’avons pas eu d’observateur plus judicieux des sociétés humaines, de conseiller plus sage des grandes affaires publiques, d’homme qui ait uni un tact si subtil des passions individuelles à une pénétration si large des institutions d’État, mis enfin un aussi rare talent d’écrivain au service d’un aussi parfait bon sens.

« L’esprit que j’ai est un moule, disait Montes-