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l’écrivain le charme, l’œuvre l’inquiète, l’historien l’impatiente, le législateur le déroute.

Au législateur il reproche d’élever trop haut la moyenne de l’humanité, de sacrifier trop à la décoration du monde et au respect humain, de ne pas faire la part assez large à la méchanceté primordiale toujours latente chez l’homme, de trop dissimuler, sous la draperie sociale, l’étoffe humaine, c’est-à-dire la guenille. Sainte-Beuve ne voit pas que, dans la grande hygiène politique, l’optimisme est la condition même et l’âme de toute l’entreprise. Comment diriger l’homme si l’on ne le croit dirigeable ? le perfectionner si l’on ne le croit perfectible ? l’inciter à l’effort et rendre, par cet effort même, l’activité à ses muscles, si on le croit énervé et paralysé à jamais ? guérir ce malade, si malade il y a, et le plier au régime, si l’on commence par lui démontrer que son ressort est usé, que son mal est sans remède ; que ressort et remède sont d’ailleurs de simples figures de langage ; qu’on ne sait au juste ni ce qu’est la santé ni ce qu’est la maladie ; qu’en dernière analyse toute la science consiste à décrire un homme sain, et toute la médecine à dire à ceux qui souffrent : « Tâchez de vous bien porter » ?

Dans l’histoire, Sainte-Beuve trouve que Montesquieu néglige trop l’inconséquence des hommes et les caprices de la fortune. Montesquieu, d’après lui, simplifie trop et ordonne tout avec trop de mesure ; il laisse de côté les accidents ; il isole dans la mêlée certains épisodes, les enchaîne et leur impose un