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des différents pouvoirs intermédiaires, l’esprit de ce gouvernement est la modération. S’il cesse d’être modéré, il périclite, et on le voit périr par la corruption de son principe. L’honneur tourne à la vanité ; l’obéissance dégénère en servitude : elle n’est plus une vertu, elle est un moyen de parvenir. Le service de la cour absorbe celui de l’État. « Si le prince aime les âmes libres, dit Montesquieu, il aura des sujets ; s’il aime les âmes basses, il aura des esclaves. » Il en a, et il les avilit en les pliant à ses caprices ; il réduit les magistrats au silence ; il supprime les lois fondamentales ; il gouverne arbitrairement, et, cet absolutisme achevant de corrompre la cour, la cour corrompt le peuple par son exemple. Les mœurs qui avaient fait la monarchie disparaissent, les corps perdent leur dignité, les privilèges leurs raisons d’être, les privilégiés leur autorité, et l’on marche, comme on aurait fait par la suppression des privilèges, à l’un ou à l’autre de ces termes inévitables des monarchies en décadence : l’état populaire ou le despotisme.

Montesquieu abhorre le despotisme. Il en fait une peinture effroyable ; mais c’est une peinture qui manque de vie. Montesquieu n’a point observé les faits par lui-même, les documents lui ont fait défaut. Il ne considère que le despotisme oriental, celui d’Ispahan et celui de Constantinople, celui des Lettres persanes, avec ses sérails mystérieux, ses harems redoutables, ses sultans jaloux et ses eunuques mélancoliques. Il lui manque d’avoir connu la Russie. Elle lui eût révélé une forme bien plus intéressante,