Page:Sorel - Montesquieu, 1887.djvu/103

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jugeait incompatibles avec les démocraties, en deviendraient l'élément fondamental ; que cette révolution s’opérerait dans son propre pays et gagnerait toute l’Europe. Cependant il y a dans toute démocratie des caractères organiques et permanents qui subsistent malgré la différence des formes. Montesquieu a regardé de si haut et d'un regard si profond, qu’il a discerné les plus essentiels de ces caractères. Beaucoup des conseils, qu’il tirait du spectacle des démocraties anciennes, s’appliquent avec autant de justesse aux démocraties d’aujourd’hui. Les mêmes excès risquent d’y corrompre le gouvernement. L’État dépend de la pluralité, et la pluralité se compose d’individus que leurs passions égoïstes travaillent constamment à aveugler sur l’intérêt public. Ces individus sont naturellement portés à confondre la liberté avec la participation au pouvoir, le trésor public avec le patrimoine commun des particuliers, le progrès avec l’innovation perpétuelle et le droit avec le nombre, c’est-à-dire avec la force. De sorte que, dans une constitution fondée sur l’égalité et la liberté individuelle, la majorité tend à assujettir la minorité et l’État à absorber la nation. Il faut donc se répéter sans cesse que la liberté ne vaut que par ceux qui l’exercent, la loi par ceux qui la font, le gouvernement par ceux qui le dirigent, l’État enfin par la nation, c’est-à-dire par les individus qui la constituent. Chacun est responsable du bien commun et comptable des intérêts de tous. Si la majorité des citoyens est avide, jalouse, insubordonnée,