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comme il avoit été en son vivant palefrenier de l’écurie du roi ; ce qui me fit conjecturer qu’après la mort l’on, reprend où l’on va l’office que l’on avoit eu en terre. Me rendant familier avec celui-ci, je le priai de me montrer quelques singularités du lieu où nous étions. Il me mena jusqu’à un grand bassin de cristal, où je vis une certaine liqueur blanche comme savon. Quand je lui eus demandé ce que c’étoit, il me répondit : C’est la matière des âmes des mortels, dont la vôtre est aussi composée. Une infinité de petits garçons ailés, pas plus grands que le doigt, voloient au-dessus, et, y ayant trempé un fétu, s’en retournoient je ne sais où. Mon conducteur, plus savant que je ne pensois, m’apprit que c’étoient des génies qui, avec leur chalumeau, alloient souffler des âmes dans les matrices des femmes, tandis qu’elles dormoient, dix-huit jours après qu’elles avoient reçu la semence ; et que, tant plus ils prenoient de la matière, tant plus l’enfant qu’ils avoient le soin de faire naître seroit plein de jugement et de générosité. Je lui demandai, à cette heure-là, pourquoi les sentimens des hommes sont-ils tous divers, vu que les âmes sont toutes composées de même étoffe ? Sçachez, me répondit-il, que cette matière-ci est faite des excrémens des dieux, qui ne s’accordent pas bien ensemble ; si bien que ce qui sort de leurs corps garde encore des inclinations à la guerre éternelle ; aussi voyez-vous que la liqueur de ce bassin est continuellement agitée, et ne fait que se mousser et s’élever en bouillons, comme si l’on souffloit dedans. Les âmes, étant épandues dans les membres des hommes, sont encore plus en discorde, parce que les organes d’un chacun sont différens, et que l’un est plein de pituite, et l’autre a trop de bile, ou bien il y a quelque autre cause de différence d’humeurs. Voilà qui va fort bien, repartis-je ; et à quoi tient-il que les hommes ne soient composés de telle sorte, qu’ils puissent vivre en paix ensemble ? Mais, à propos, vous dites que les dieux n’y vivent pas seulement l’un avec l’autre ? Vous avez menti, poursuivis je en lui baillant un soufflet ; vous êtes un blasphémateur. Alors ce rustre m’empoigna et me jeta au fond du bassin, où j’avalai, je pense, plus de cinquante mille âmes ; et je dois avoir maintenant bien de l’esprit et bien du courage. Cette boisson ne se peut mieux comparer qu’au lait d’ânesse pour sa douceur ; mais néanmoins ce n’étoit point une liqueur véritable-