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des ans, qui ne pardonne à rien ? Oui, oui, je puis dire qu’alors mes yeux étoient l’arsenal d’amour, et que c’étoit là qu’il mettoit l’artillerie dont il foudroie les cœurs. Si j’y eusse pensé alors, j’eusse fait faire mon portrait : il m’eût bien servi à cette heure, pour vous prouver cette vérité ; mais, las ! en récompense il me feroit plus jeter de larmes maintenant que mes amans n’en jetoient pour moi, car je regretterois bien la perte des attraits que j’ai eus. Néanmoins, ce qui me console, c’est que, tant que j’en ai été pourvue, je les ai assez bien employés, Dieu merci. Il n’y a plus personne en France qui vous en puisse parler que moi ; tous ceux de ce temps-là sont allés marquer mon logis en l’autre monde.

Celle qui en sçavoit le plus y est allée presque des premières ; c’est la dame Perrette, qui me vint accoster à la halle. Elle me donna autant de riches espérances qu’une fille de ma condition en pouvoit avoir, et me pria de venir chez elle tout aussitôt que j’aurois pris mon congé de ma maîtresse. Je ne faillis pas à le demander dès le jour même, sur l’occasion qui se présenta, après avoir été criée pour avoir acheté de la marée puante.

Le paquet de mes hardes étant fait, j’allai trouver celle dont les promesses ne me faisoient attendre rien moins qu’un abrégé du paradis. Voyez comme j’étois simple en ce temps-là ; je lui dis : Ma bonne mère, comment est-ce que vous n’avez pas pris la bonne occasion que vous m’avez adressée ? Pourquoi est-ce que vous n’allez point servir ce monsieur, avec qui l’on fait si bonne chère, sans travailler que quand l’on en a envie ? C’est que je t’aime plus que moi-même, dit-elle en se prenant à rire. Ah ! vraiment tu n’en sçais guère : je vois bien que tu as bon besoin de venir à mon école. Ne t’ai-je pas appris qu’il t’aime, et ne vois-tu pas que pour moi je ne suis pas un morceau qui puisse chatouiller son appétit ? Il lui faut un jeune tendron comme toi, qui lui serve aussi bien au lit qu’à la table. La-dessus, elle chassa de mon esprit la honte et la timidité, et tâcha de me représenter les délices de l’amour. Je prêtai l’oreille à tout ce qu’elle me dit, je goûtai ses raisons et suivis ses conseils, me figurant qu’elle ne pouvoit faillir, puisque l’âge et l’expérience l’avoient rendue experte en toutes choses.

M. de la Fontaine (ainsi s’appeloit ce galant homme à qui