Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/503

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et qui avoient tout dépensé le leur auprès des courtisanes ; il leur fit un festin magnifique à six services : au premier étoient les entrées de table, au second le gros du banquet, au troisième les saupiquets[1] et les ragoûts, au quatrième le dessert de fruits crus, au cinquième les confitures et les dragées, mais pour le sixième il étoit merveilleux et extraordinaire : il voulut faire lui-même le maître d’hôtel, et apporta un grand bassin d’argent sur la table. L’on croyoit que ce fût seulement pour laver les mains et qu’il alloit même faire donner les cure-dents ; mais, le bassin étant sur la table, l’on vit qu’il y avoit quantité de pièces d’or, desquelles il supplia la compagnie d’en prendre chacun autant comme il voudroit. L’on dit qu’ils se firent un peu prier par une feinte modestie, mais enfin ils en prirent chacun une poignée, et il en demeura encore ; tellement qu’il les supplia d’achever de vider le bassin, mais ils n’en firent rien pourtant, quoiqu’ils l’eussent bien voulu, car ils étoient honteux de se témoigner si insatiables et si avaricieux envers un homme si prodigue. Il est vrai que j’ai ouï assurer que c’étoit que ces gens-ci lui avoient demandé de l’argent à emprunter, et qu’il avoit voulu faire cette galanterie, encore qu’il leur eût dit d’abord qu’il n’étoit pas certain s’il leur en pourroit donner : tellement que, lorsque la nappe fut levée, ils étalèrent chacun sur la table ce qu’ils avoient pris dans le bassin, et, l’ayant compté, lui dirent qu’ils s’estimoient ses redevables et lui rendroient un jour une pareille somme avec tel intérêt qu’il voudroit. Il les pria de ne se point donner de souci de cela, et qu’il ne vouloit avoir aucun profit avec eux que le contentement de les avoir obligés à se dire ses amis. En effet, c’étoit qu’il lui suffisoit qu’ils lui rendissent un jour son argent sans autre récompense ; car il sçavoit bien encore qu’il y avoit beaucoup à attendre, et que même il se mettoit en danger de tout perdre, puisqu’il n’étoit guère soigneux de tirer des promesses de ceux-ci, qui étoient des enfans de famille dont les pères ne vouloient point payer les débauches. Il vouloit en cela faire le seigneur magnifique, et je ne sçais si ce trompeur Bragadin, qui a tant paru à Venise, a jamais rien fait de plus splendide, encore qu’il se vantât d’avoir trouvé la pierre philosophale, et de

  1. Mets très-épicés.