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se plaignoit de ne pouvoir découvrir sa passion à sa bergère : cela étoit comme une chose indifférente qui ne s’adressoit à personne. Si bien que, l’ayant montré à Salviati, il me promit qu’il auroit assez d’artifice pour le faire voir à Émilie, quoiqu’elle eût juré de ne plus lire aucune chose qui ne parlât de dévotion. Car, en ce qui est des choses qui sont excellentes, l’on ne regarde pas tant au sujet qu’à la beauté de la pièce. En effet, j’y avois mis tous mes efforts et j’avois écrit en italien, à l’aide d’un poëte de cette ville, qui me corrigeoit les fautes que je faisois ; car je ne puis pas encore sçavoir les naïvetés de la langue. Mon solliciteur d’amour, plutôt que de procès, me dit, dès le lendemain, que cela avoit plu à Émilie : tellement que je pris l’assurance de lui écrire deux ou trois lettres d’amour coup sur coup, lesquelles cet homme lui porta fort librement, car nous étions déjà grands cousins ; et Bergamin lui avoit tant dit de bien de moi, qu’avec ce qu’il voyoit il étoit merveilleusement incité à me servir. Il fit bien plus, il obtint une réponse d’Émilie, courte à la vérité, mais aimable, mais favorable et telle que je la pouvois souhaiter. Cette belle permettoit que je la vinsse voir le soir tandis que sa mère, qui étoit un peu indisposée, se tenoit au lit. Je ne manquai point à cette assignation, sans me soucier de ce qui en pouvoit arriver. Je trouvai que la porte de la maison n’étoit que poussée et non point fermée : j’entrai donc et j’allai jusqu’à une salle basse, où Emilie m’attendoit, sans avoir autre lumière que celle de la lune, qui dardoit ses rayons par une petite fenêtre dont le volet étoit ouvert. J’avois pourtant assez de clarté pour voir que je n’étois point trompé et que j’avois devant moi cette beauté merveilleuse. Je la voulus remercier de la faveur qu’elle me faisoit avec les plus belles paroles qu’il m’étoit possible ; mais elle me dit qu’il ne falloit remercier que mon importunité, qui l’avoit vaincue et qui lui avoit fait accorder de me voir, pour apprendre quel sujet j’avois de me plaindre. Je lui répondis que ce m’étoit toujours un bonheur extrême de la voir, comme je faisois, par quelque moyen que cela fût arrivé, mais qu’elle ne devoit pas pourtant rejeter l’obligation que je prétendois d’avoir à sa beauté. J’entrai alors petit à petit dans les discours, et je lui en dis bien plus que je n’avois fait par écrit. Je lui parlai même du dessein qu’elle avoit de se rendre reli-