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ce dit Hortensius, voulez-vous que je ne me connoisse plus et que j’oublie mon propre nom, comme si j’étois devenu pape ? Vous êtes plus rempli de complimens et de cérémonies que le Vieux Testament et la cour de Rome ; serons-nous sur ce degré jusqu’à la fin du monde, et me défendrai-je d’un ennemi qui ne me jette que des roses à la tête et qui ne me fouette qu’avec une queue de renard ? Mais ne parlons point du pape ni de sa cour, répondit Francion ; nous sommes à Berne, où il faut être sage malgré qu’on en ait : ne craignez-vous point l’inquisition ? Non, je ne la redoute point, répondit Hortensius, quelques vilains portraits qu’on s’en fasse et quelque pleine de tigres et de serpens qu’on se la figure, car mon innocence dure encore.

Raymond, qui entendoit de sa chambre que ces messieurs en étoient sur les longues cérémonies, descendit en bas et fit monter Hortensius le premier, malgré qu’il en eût. Monsieur, lui dit Francion, nous devons bien faire un extraordinaire accueil à ce rare personnage, qui est l’unique honneur de la France. Ah ! monsieur, lui dit Hortensius se retournant devers lui, je vous prie de garder ces noms d’unique, de rare et d’extraordinaire pour le soleil, les comètes et les monstres ; je ferme l’oreille aux louanges, comme ma porte aux ennemis et aux voleurs. Parlons plutôt de votre mérite : il faut avouer que vous êtes plus éloquent que tous les parlemens, les présidiaux, les sénéchaussées et les justices subalternes de France ; quand vous logiez en la rue Saint-Jacques, vous étiez le plus habile homme qui y fût, n’en déplaise aux jacobins et aux jésuites. Vous me flattez trop, reprit Francion ; ne parlons pas de moi, parlons de Raymond et de du Buisson. Qu’en dirois-je, repartit Hortensius, sinon que ce sont deux rares ouvrages de la nature ? Si tout le monde leur ressembloit, l’Université seroit la plus inutile partie de la République, et le latin, aussi bien comme le passement de Milan[1], seroit plutôt un témoignage de notre luxure qu’un effet de notre nécessité. Vous ne leur faites pas beaucoup d’honneur, reprit Francion, de dire qu’ils ne sçavent point de latin ; mais, quand ils n’en sçauroient point et qu’ils le mépriseroient, comme font la plupart des courtisans d’aujourd’hui, seroit-ce à dire

  1. Dentelle.