Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/401

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

trompé, et qu’on le lui avoit amené pour tel. Là-dessus il appela ses gens qui l’avoient apporté, et leur demanda pourquoi ils l’avoient fait, vu que ce n’étoit pas celui dont il leur avoit fait parler. Ils tournèrent les yeux devers lui, et dirent qu’ils n’avoient point amené cet homme-là, mais un autre qui étoit déjà fort vieil. Le diable l’a donc emporté et a mis ce compagnon-ci en sa place, dit le gouverneur. Chacun bailla plusieurs jugemens sur cela, et ils dirent à la fin tous d’un accord qu’il n’y avoit que cet homme qu’ils avoient qui les pût tirer de doute. Vous voilà bien empêchés, dit Francion ; celui qui étoit dans cette chaise-ci s’en est fui, et le désir de me reposer m’a fait prendre sa place.

Les porteurs de chaise furent alors criés de la mauvaise garde qu’ils avoient faite ; et l’on alla derechef chercher le vieillard séditieux, qui fut mis entre les mains de la justice, et condamné à être pendu et étranglé ; et dès le jour même il fut guéri de ses gouttes et de tous autres maux.

Pour ce qui est de Francion, l’on le laissa aller où il voulut, sans lui faire aucun mal. Il fut longtemps à songer s’il s’en retourneroit à son village ; à la fin il résolut de n’y rentrer jamais : et, venant à songer à Nays, il ne fut pas aussi d’avis d’exécuter ce qu’il avoit promis à Joconde, vu que la jouissance avoit éteint si peu de passion qu’il avoit eue pour elle. Par ce moyen cette fille fut bien punie de s’être abandonnée à un homme inconnu, puisqu’il s’en alla sans lui dire adieu et •sans se soucier d’elle. Elle devoit bien prendre garde de ne plus contracter de si volages amours. Mais, quant à Francion, nous ne voyons point qu’il lui arrive de malheurs dont il ne sorte ; parce que, encore qu’il commette quelques fautes, il ne laisse pas d’avoir une puissante inclination au bien ; et puis Dieu ne veut pas perdre ceux qui doivent être un jour très-vertueux.

N’ayant plus d’affection pour les plaisirs champêtres, il résolut de s’en aller à Lyon emprunter de l’argent, pour se mettre en bon équipage et suivre ses premières entreprises. Le premier homme qu’il trouva en son chemin fut un soldat fort léger d’argent, qui avoit un méchant haut-de-chausse rouge et un pourpoint de cuir fort gras. Il lui demanda s’il vouloit changer d’habit, et lui promit de lui donner du retour. Le soldat s’y accorda, et, moyennant fort peu de chose, il quitta sa