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plusieurs qui la liront et n’entendront pas seulement ce qu’elle veut dire, ayant toujours cru que pour composer un livre parfait il n’y a qu’à entasser paroles sur paroles, sans avoir égard à autre chose qu’à y mettre quelque aventure qui délecte les idiots. Toutefois j’ai eu assez de divers avertissemens de quelques personnes qui disent qu’ils s’entendent à connoître ce qui est bon ; les uns n’ont pas trouvé à propos une chose, et les autres une autre ; tellement qu’il n’y a rien dedans mon livre qui n’ait été loué et blâmé. Si j’eusse voulu, j’eusse fait comme ce peintre qui se cachoit derrière son tableau, et, après avoir ouï les différens avis de la populace, le reformoit suivant ce que l’on avoit dit. Mais il ne m’en fût pas mieux arrivé qu’à lui, qui, au lieu d’un portrait bien accompli, ne fit qu’un monstre ridicule. Il a mieux valu laisser les choses ainsi qu’elles étoient, et les jeter à l’aventure, pour plaire à qui elles pourront, vu qu’entre tant de divers contes il ne se peut qu’il n’y en ait au moins la moitié d’un qui plaise à quelque personne, pour bizarre qu’elle soit. Comment seroit-il possible de plaire à tous universellement ? car, si un homme de lettres, qui a été au collège, aime à lire des histoires d’écolier, un hobereau de gentilhomme, qui n’aura été nourri que parmi les chiens et les chevaux, n’y trouvera point de goût, et ne s’attachera qu’aux choses qui conviennent à son humeur et à sa condition. Si celui qui a l’inclination amoureuse se plaît à voir quantité d’intrigues et de finesses qui se pratiquent entre les personnes passionnées, un autre qui n’aimera que la guerre et les combats, ou bien les discours pompeux et graves, tiendra tout ceci pour des choses frivoles. Mais ne nous embarrassons point des fantaisies d’autrui et prenons notre plaisir où nous le trouvons. Voyons la suite de notre histoire. Représentons-nous que Francion étoit devenu amoureux de la fille d’un riche marchand, qui étoit venu passer quelque temps dans une sienne métairie avec toute sa famille. Que s’il désiroit ainsi de jouir des unes et des autres, il disoit que c’étoit sans préjudice de l’amour qu’il portoit à Nays, et que l’on lui pouvoit bien pardonner toutes ces petites fautes, vu que dans le malheur où il étoit réduit, il falloit qu’il eût quelque chose pour se désennuyer.

La fortune voulut que le père de Joconde, qui étoit celle qui lui plaisoit, l’envoya querir pour faire une certaine façon