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une nacelle, où ils le mirent, et la laissèrent emporter au courant de l’eau, qui lui fit faire beaucoup de chemin. Jamais il ne se put imaginer en quel lieu il étoit ; il eut seulement quelque opinion en se retournant qu’il étoit enfermé dans une bière. Il fut encore longtemps à voguer le matin, parce qu’il ne se trouvoit personne dessus la rive. Enfin il y eut des hommes, qui étoient dans une barque, qui le rencontrèrent. Il arrêtèrent la sienne incontinent, et l’ayant menée à bord, le tirèrent dehors ; puis, lui ayant débandé les yeux, lui demandèrent qui l’avoit mis là. Il leur répondit au mieux qu’il put, sans rien toucher de sa qualité ; si bien qu’il fut pris pour quelque pauvre homme. La faim le pressant, il fut contraint de s’en aller prendre son repas avec ces gens-là, qui étoient d’un village prochain. Il n’avoit point d’argent sur soi, et ne pouvoit trouver personne qui lui en voulût prêter. Son habit étoit si méchant, que difficilement l’eût-on pris pour ce qu’il étoit, quand il l’eût voulu découvrir. Il ne sçavoit où étoit son train, et lui étoit impossible de l’aller chercher, si en chemin il ne demandoit la passade, ce qu’il ne se pouvoit résoudre de faire, vu que même il n’étoit pas assuré de trouver quelqu’un de ses gens, et craignoit de rencontrer dans les villes quelques personnes qui le connussent, et, le trouvant en tel équipage, eussent de lui quelque mauvaise opinion. Le plus sûr étoit d’attendre un peu de temps, jusqu’à ce que Raimond et Dorini, selon leur promesse, fussent venus en Italie. Il se promettoit d’eux toute l’assistance qu’il pouvoit désirer, et croyoit qu’il leur pourroit bien écrire de ses nouvelles, en quelque lieu qu’ils fussent. Au reste, il étoit fort aise de se tenir quelques jours en un lieu où il fût inconnu, et où il eût le loisir de mettre par ordre une infinité de belles pensées qu’il avoit eues en sa prison. Celui qui lui avoit donné à dîner, le voyant de bonne mine, lui demanda s’il vouloit demeurer avec lui, pour garder son troupeau de moutons, dont le berger étoit mort depuis peu, et Francion s’y accorda librement. Que l’on ne s’étonne point s’il accepta cette condition ; il ne fit rien en cela qui ne fût digne de son courage. Les plus grands hommes du monde se sont bien autrefois adonnés à un pareil exercice, pour vivre avec plus de tranquillité d’esprit. La charge du troupeau lui étant donnée, il le menoit aux champs tous les jours, et, pen-