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donné, je pense qu’à la fin vous en voudrez posséder l’original ; n’ayez pas tant de convoitise, si vous aimez à vivre en repos. Je ne demande pas encore à vous posséder, repartit Francion, mon souhait est seulement que vous daigniez avouer que vous me possédez. Là-dessus, ayant tiré le portrait de sa poche, suivant sa prière, il le lui montra. Voilà le même que je donnai à Dorini, dit-elle, il n’est point changé, sinon en ce qu’il me semble un peu terni et déteint. Ne vous en étonnez pas, reprit Francion, c’est que les pleurs que j’ai versés dessus au fort de mon mal lui ont beaucoup ôté de ses vives couleurs. Je m’en vais gager, dit Nays, que vous le baisez nuit et jour. Il est vrai, répondit Francion. Je n’en suis pas contente pour moi, dit Nays. Pourquoi ? dit Francion en riant, aimeriez-vous mieux que l’on baisât votre visage même ? Je ne veux pas que l’on baise ni l’un ni l’autre, reprit-elle ; car, premièrement, si on vous voit baiser mon vrai visage, on publiera qu’en secret je vous permets bien autre chose ; et, si l’on ne vous voit baiser en mon absence que mon portrait, on dira que, quand vous êtes auprès de moi, vous baisez bien ma propre bouche ; et, de là, l’on ira jusques en l’autre conjecture plus dangereuse. Mais, si je baise ce portrait loin de témoin, il n’en arrivera point de mal ? Je crois que non, dit Nays. Si je baise aussi votre vraie bouche en la même solitude, reprit Francion, il faut nécessairement conclure qu’il y aura aussi peu de danger. Je ne veux pas aller plus outre et discourir de choses plus importantes que je pourrois faire avec vous. Je vous laisse à juger seulement si, étant faites secrètement tout de même, elles traîneroient après elles quelque inconvénient. Quittons ce propos, dit Nays, vous avez des argumens trop subtils pour moi.

Ils finissoient quelques discours pareils, lesquels ils avoient faits ensuite, lorsqu’ils virent venir une bonne troupe d’hommes à cheval, à la tête desquels Nays en reconnut un pour Ergaste, seigneur vénitien qui lui faisoit l’amour. Il avoit ouï parler de son départ d’Italie, et, craignant que son rival Valère n’emportât en son absence ce qu’il souhaitoit le plus au monde, et n’épousât cette dame en pays étranger, il s’étoit mis en chemin le plus tôt qu’il avoit pu pour essayer d’attraper la proie. Nays lui fit un meilleur accueil que la haine qu’elle lui portoit en l’âme ne sembloit permettre. Son hu-