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qu’il a contre eux, n’eût été que, songeant à son profit, il aimoit mieux les voler lui-même, et eût été marri que l’on les eût rendus si pauvres qu’il n’eût plus eu de quoi rapiner. À peine pourriez-vous croire combien il les bat et leur fait coûter d’argent, lorsqu’ils ont ramassé quelques buchettes qui se trouvent autour de son bois. Quand il a des ouvriers à la journée, il retarde à sa volonté un horloge de sa maison ; et les fait pour le moins travailler deux heures plus qu’ils n’ont de coutume autre part. Il nourrit tous ses serviteurs le plus mesquinement du monde. Si l’on met cuire des pois ou des lentilles, il les compte un à un, et il a appris la géométrie tout exprès, afin que le compas lui serve à mesurer le pain, pour sçavoir combien l’on en mange. On dit qu’il plaint[1] l’eau aux oiseaux que nourrit sa fille, et, quand on en a tiré un seau du puits pour rincer les verres, il a envie après de la faire rejeter dedans, de crainte qu’elle ne faille. Jamais personne ne s’est pu vanter d’avoir banqueté chez lui. Lorsque ses amis (s’il est ainsi qu’il en ait) le viennent voir par la porte de devant, de peur d’être contraint de les recevoir, il sort par la porte de derrière, et s’en va se promener dans les lieux écartés, où il est impossible de le trouver. Ainsi il fait en sorte que sa dépense de bouche va toujours d’un même train : et, pour ses valets, il ne les prend que de complexion flegmatique et mélancolique, à cause que ceux qui sont d’humeur colérique mangent trop. Une fois un cuisinier s’étoit loué chez lui, mais il lui demanda bientôt son congé, disant que, s’il demeuroit plus longtemps en sa maison, il oublieroit son métier. Cet avare, voyant ses enfans devenir grands, s’en plaignoit un jour, au contraire de tous les autres hommes, qui sont fort aises de la croissance des leurs, parce qu’ils espèrent d’en avoir bientôt un parfait contentement, les voyant mariés, ou pourvus de quelque éminente qualité, ou remplis de quelque signalée vertu. Sa raison étoit que désormais il faudroit beaucoup d’étoffe pour les habiller. Quant à lui, jamais il ne s’habille que les fêtes et les dimanches, qu’il va paroître dans l’église de son village ; encore met-il une chiquenille[2] de toile par-dessus ses vêtemens, dès qu’il est à la maison ; et si à peine ose-t-il se remuer, tant

  1. Économise.
  2. Jaquette.