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eussent vu le jour. Chacun dit sa chanson le verre à la main, et l’on conta tant de sornettes qu’il en faudroit faire un volume à part, si l’on les vouloit raconter. Les femmes, ayant perdu leur pudeur, dirent les meilleurs contes qui leur vinrent à la bouche.

Un gentilhomme dit, sur quelque propos, qu’il vouloit conter la plus drôlesse d’aventure du monde, et commença ainsi : Il y avoit un curé, en notre village, qui aimoit autant la compagnie d’une femme que celle de son bréviaire. Je vous supplie, monsieur, de ne point achever, dit alors Raymond, il ne faut point parler de ces gens-là : s’ils pèchent, c’est à leur évêque à les en reprendre, non pas à nous. Si vous en médisiez, vous seriez excommunié, et l’on vous mettroit au nombre de ces libertins du siècle à qui l’on a tant fait la guerre. Ne soyez plus si osé que de retomber sur ce sujet. Le gentilhomme s’étant tu, et toute la compagnie ayant trouvé la défense de parler des prêtres faite fort à propos, vu que l’on a déjà tant parlé d’eux que l’on n’en sçauroit plus dire que l’on en a dit, l’on se délibéra de ne pas songer seulement qu’il y en eût au monde ; aussi bien y a-t-il assez d’autres conditions à reprendre, d’où procède la dépravation du siècle. À la naissance des hérésies, tout le monde se mêloit de parler des gens d’Église : un conte n’étoit point facétieux si l’on n’y parloit d’un prêtre. Érasme, Rabelais, la reine de Navarre, Marot et plusieurs autres se sont plu en cette gausserie ; et auparavant plusieurs Italiens s’en sont mêlés. Toutefois il faut avouer que cela n’a pas le pouvoir de divertir une bonne âme du sentier de la foi, et que, quand l’on nous montreroit que nos prêtres seroient fort vicieux, ce n’est pas à dire que notre religion fût mauvaise ; aussi Boccace, qui avoit un très-bon et bel esprit, en une sienne nouvelle, excuse tacitement toutes les autres qui parlent des gens d’Église, ce que peu de personnes ont possible remarqué. Il raconte qu’un Juif, ayant vu à Rome la mauvaise vie des prêtres et des moines, ne laissa pas de se faire chrétien, disant qu’il voyoit bien que notre religion étoit la meilleure, puisqu’elle subsistoit et se fortifioit chaque jour, malgré nos débordemens, et qu’il falloit nécessairement que Dieu en eût un soin particulier[1].

  1. Décaméron, Ire Journée, Nouvelle iie.