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pas garde à tout cela, et on les alla prier de s’accorder. Ils furent bien obéissans, et remirent leurs épées au fourreau, se contentant de dire qu’il n’y avoit plus moyen de se battre devant tant de monde. Là-dessus il y eut de leurs amis qui arrivèrent, les ayant suivis de loin, sur l’imagination qu’ils avoient qu’ils s’alloient battre. Ils s’en revinrent tous ensemble à la ville, où l’on les fit bons amis, et leur duel fut publié partout autant à l’avantage de l’un que de l’autre. Ne fut-ce pas une héroïque intention ? et, si en leur enfance ils eussent eu quelque chute qui leur eût fait quelque plaie, n’eussent-ils pas alors fait accroire que les cicatrices venoient de quelque combat passé ? Quand j’y songe, ils devoient aussi se mettre au côté quelque vessie de pourceau pleine de sang, lorsqu’ils se battirent, afin de tâcher à contrefaire les navrés. Néanmoins, sans cet artifice, leur gloire a depuis été fort épandue parmi la cour, comme celle de plusieurs autres qui ne sont pas plus vaillans qu’eux ; et je n’eusse pas sçu leur tromperie si un valet de chambre, qui avoit été caché dans la chambre du comte lorsqu’ils avoient fait leur complot, ne l’eût publié depuis. Tant y a qu’il est devenu si redoutable, qu’il est aveuglé de sa propre gloire. Il voulut l’autre jour faire appeler en duel, tout à bon, un jeune financier, parce qu’il le voyoit trop souvent chez une demoiselle qu’il aimoit. Mais sçachez qu’il étoit bien assuré qu’il n’y viendroit pas, encore qu’il fût toujours habillé de couleur comme un homme d’épée. Il lui écrivit un cartel dont il prit le formulaire dans l’Amadis, et l’envoya porter par son homme de chambre. Le financier, l’ayant lu, lui parla ainsi : Dites à votre maître que je ne me veux point battre ; je ne demande que la paix, et je lui veux satisfaire en toute chose : qu’il s’imagine que je me suis vu l’épée à la main contre lui, et qu’il m’a mis par terre ; qu’il l’aille publier partout, je l’avouerai : dès maintenant, je me confesse vaincu, et, sans m’être battu, je lui demande la vie ; il vaut mieux en faire ainsi et prévenir le mal que de l’attendre. Il seroit bien temps d’implorer sa merci, quand il m’auroit bien blessé[1] ! Soit que le financier dît cela par raillerie ou

  1. On retrouve un souvenir de ce trait dans Sganarelle (scène xvii). Molière a « puisé largement » dans Francion, comme le dit très-justement M. V. Fournel dans son excellente préface du Roman comique.