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s’écoulent doucement, laissant leur ennemi tout en sang.

Collinet me servoit ainsi à punir plusieurs faquins qui se venoient plaindre en vain de lui à Clérante ; car ils n’avoient autre réponse, sinon qu’il ne falloit pas prendre garde aux actions d’un insensé. Il y en eut une fois un qui lui dit, comme par réprimande, qu’il devoit le tenir enfermé dans la maison, afin qu’il ne fît plus d’affront à personne dans les rues ; j’étois présent alors ; et, voyant que Clérante, n’ayant pas ce discours-là agréable, songeoit comment il y pourroit répondre, je lui dis : Monsieur, quoi que l’on vous dise, n’enfermez jamais votre fol que chacun ne soit sage ; il sert merveilleusement à combattre l’orgueil de tant de viles âmes qui sont en France, lesquelles il sçait bien connoître, par une faculté que la nature a imprimée en lui. Clérante, approuvant ma raison, méprisa l’avis que l’on lui donnoit, et Collinet, plus que jamais, rôda les rues avec un vêtement fort riche, qui ne le faisoit prendre que pour quelque baron. Ainsi l’on étoit bien étonné, lorsqu’il tomboit dans le centre de sa folie.

En ce temps-là, les attraits de Luce, captivant de plus en plus Clérante, le forcèrent à chercher du remède, et d’autant qu’il sçavoit que j’étois des mieux entendus en matière d’amour, il me voulut découvrir librement sa passion, que j’avois déjà assez connue. En après, il me dit que ce qu’il avoit envie de m’employer en cette chose-là n’étoit pas qu’il ne fît estime de mon mérite plus que de celui de tous les hommes du monde ; qu’il ne vouloit pas imiter la plupart des courtisans, qui mettent de telles affaires entre les mains de personnes abjectes et ignorantes ; qu’il sçavoit qu’il étoit besoin d’être pourvu d’un grand esprit en une pareille entreprise, et que les amans doivent estimer comme leurs dieux tutélaires ceux qui les font parvenir au bien qu’ils souhaitent. Ces propos, qui étoient à mon avantage, me convièrent à lui promettre de l’assister en tout et partout ; car je ne soupirois qu’après les doux plaisirs auxquels j’étois bien aise de le voir s’occuper. D’ailleurs Luce avoit une demoiselle à sa suite, appelée Fleurance, belle par excellence, dont j’étois devenu infiniment passionné, ce qui me faisoit plaire à aller souvent dedans leur maison. Véritablement cette suivante avoit, à mon jugement, plus d’appas que sa maîtresse, qui étoit fort noire au prix d’elle. Je ne sçais comment Luce la gardoit, si ce n’est