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vous fourniriez la corne, et moi la muse, et de cela l’on feroit une cornemuse. Ce gentilhomme, qui avoit été marié il y avoit quelques trois jours, fut bien fâché de se voir sitôt appeler cocu ; de sorte qu’il en demeura tout honteux.

Je vous ai tantôt parlé de Mélibée, qui aimoit la gentille Diane : il venoit aussi chez Clérante ; et, bien qu’il tâchât de se mettre en mes bonnes grâces, je ne le pouvois aimer, quand je me souvenois qu’il m’avoit traversé en mes jeunes amours, qui me revenoient toujours en l’esprit avec une infinité de douces pensées ; car, comme vous sçavez, les premières impressions ne se perdent guère. Je parlois donc souvent de lui à Collinet en fort mauvaise part, si bien qu’il l’alloit toujours attaquer plutôt qu’un autre, à quoi Clérante prenoit beaucoup de plaisir ; car Mélibée ne passoit que pour bouffon dedans la cour, et il falloit qu’il répondît à notre fol malgré qu’il en eût, ou autrement l’on se fût moqué de lui. Leurs dialogues n’étoient remplis que d’injures et de reproches extravagans, selon les sujets qui se présentoient ; tellement qu’il seroit difficile de m’en ressouvenir particulièrement. Je vous dirai seulement la plus plaisante et la plus naïve chose qui se soit passée entre ces deux personnages, qui étoient presque aussi sages l’un que l’autre. Mélibée, dînant un jour à la table de Clérante, on y avoit fait mettre aussi Collinet, afin qu’ils disputassent ensemble ; Collinet dit tout ce qui lui vint à la bouche contre Mélibée, à quoi il ne répondit que fort froidement, étant alors en une humeur plus sérieuse que de coutume. Le repas fini, Collinet, voyant qu’il ne lui vouloit pas tenir tête, quitta la compagnie, et se retira dedans sa chambre, où il étoit alors contraint de demeurer tout le jour par pénitence, si ce n’étoit quand il venoit en la salle pendant que son maître y étoit, parce que deux jours auparavant il étoit descendu dans la cuisine, où il avoit battu un petit page que Clérante aimoit fort. Mélibée, alors se ravisant, voulut avoir raison de quelques attaques qu’il lui avoit données, si bien qu’il monta jusqu’à sa chambre, qui étoit au-dessus de la salle. Il s’en vint le pincer et lui donner des nasardes, et lui dit des choses qui le mirent en une si grande colère, qu’il prit un bâton et commença à charger dessus lui. Mélibée, qui n’avoit rien pour se défendre, crut que le plus sûr pour lui étoit de prendre la fuite : il sor-