Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/219

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toujours ce n’étoit que m’amuser en vain. Elle vouloit avoir un courtisan, il lui falloit laisser le sien. Je pense que, si elle l’eût épousé, comme elle s’imaginoit, elle eût eu le loisir de s’en repentir. Pour moi, je vous assure bien que j’eusse fait chanter son épithalame par les musiciens du Pont-Neuf, quand j’eusse dû en faire les vers.

En attendant, pour me donner carrière, je pris une nuit cinq ou six de mes amis, et nous allâmes donner une sérénade à Mélibée avec des cliquettes[1], des tambours de Biscaye, et des trompes de laquais. Pour moi, je chantai en récit des vers crotesques, où je disois que nos instrumens valoient bien les siens, et qu’ils lui eussent beaucoup servi à captiver les bonnes grâces de sa maîtresse. Je dis beaucoup d’autres choses à sa honte, lesquelles je crois qu’il entendoit bien ; mais il n’osa paroître.

Outre cela, je lui eusse fait bailler cent coups de bâton tout devant sa maîtresse, s’il eût valu la peine ; il n’y avoit rien de si aisé. Mais je pensai que possible ne tarderoit-il guère à être méprisé de Diane, et qu’elle le changeroit pour quelque autre, comme elle m’avoit changé pour lui. Outre les imperfections de l’esprit, il en avoit encore au corps. J’avois ouï dire autrefois à Diane : Mon Dieu, que Mélibée est mignon ! il sent toujours si bon ! Il étoit vrai ; et l’on pouvoit dire qu’il sentoit bon, parce qu’il sentoit mauvais. Il avoit une odeur capable de donner la peste aux lieux les plus tempérés ; et, sans les coussinets de parfums qu’il mettoit sous les aisselles, les lieux où il étoit eussent été si fort empuantis, qu’une heure après son départ on l’eût encore senti. Je n’avois qu’à attendre que les grandes chaleurs fussent revenues, et que sa forte sueur vainquît le parfum. Il ne se pouvoit qu’il n’oubliât quelquefois à manger des muscadins[2], lorsqu’il baiseroit Diane, pour corriger la puanteur de ses dents ; et les meilleurs propos qu’il pouvoit tenir devoient toujours être très-mauvais en sa bouche, puisqu’il avoit l’haleine si mauvaise. Sans considérer tout cela, je pense qu’il fallut

  1. Sorte d’instrument fait de deux os ou de deux morceaux de bois qu’on bat, entre ses doigts, l’un contre l’autre, pour en tirer quelques sons mesurés.
  2. Petites tablettes musquées.