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je vous dise quelles gens c’étoient : il y en avoit quelques-uns qui sortoient du collège, après y avoir été pédans ; d’autres venoient de je ne sçais où, vêtus comme des cuistres, et, quelque temps après, trouvoient moyen de s’habiller en gentilhomme : mais ils retournoient incontinent à leur premier état, soit que leurs beaux vêtemens eussent été empruntés ou qu’ils les eussent revendus pour avoir de quoi vivre. Quelques-uns ne montoient ni ne descendoient, et ne paroissoient point plus en un jour qu’en l’autre : les uns vivoient de ce qu’on leur donnoit pour quelques copies, et les autres dépensoient le peu de bien qu’ils avoient, en attendant qu’ils eussent rencontré quelque seigneur qui les voulût prendre à son service, ou qui leur fît bailler pension du roi[1]. Au reste, il n’y en avoit pas un qui eût un grand et véritable génie. Toutes leurs inventions étoient imitées, ou se trouvoient si faibles, qu’elles n’avoient aucun soutien. Ils n’avoient rien, outre la politesse du langage, encore n’y en avoit-il pas un seul qui l’eût parfaitement ; car, si le plus habile d’entre eux évitoit une chose, il choppoit en une autre. Plusieurs ne faisoient que traduire des livres, ce qui est une chose très-facile[2] : lorsqu’ils vouloient composer quelque chose d’eux-mêmes, ils faisoient de grotesques ridicules. Et il faut remarquer ceci, que la plupart étoient devenus poètes par contagion, et pour avoir hanté ceux qui se mêloient de ce métier-là ; car il n’y a point de maladie qui se gagne plus facilement que celle-ci. Sur mon Dieu, je les plains, les pauvres gens ; ils écrivoient sur l’imagination qu’ils avoient d’être bons écrivains, et se trompoient ainsi tout doucement. Néanmoins il y a des livres de leur main qui sont très-estimés aujourd’hui ; mais, je vous dirai, c’est à faute d’autres meil-

  1. Voilà le bilan de la situation des gens de lettres de cette époque : domestiques des grands seigneurs ou pensionnaires du cardinal. Et ne portait pas qui voulait ce collier d’argent. Il suffit de rappeler le poëte Maynard et sa détresse, que Richelieu refusa d’alléger.
  2. L’auteur de la Bibliothèque françoise n’est pas précisément du même avis que l’auteur de Francion. (Voy. chap. XI, des Traductions. ) — Mais nous avons ici le vrai sentiment de Sorel. Il ne craint pas, sous le masque, de dire ce qu’il pense des hommes et des choses,