Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/183

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tous les livres qui étoient dessus le comptoir, comme voici venir un grand jeune homme maigre et pâle, qui avoit les yeux égarés et la façon tout extraordinaire : il étoit si mal vêtu, que je n’avois point de crainte qu’il se moquât de moi ; de sorte que je parlai franchement au[1]libraire devant lui, sans me soucier qu’il m’écoutât. Apprenez-moi, disais-je, s’il y a quelqu’un en ce temps-ci qui fasse, bien en poésie : j’ai toujours cru qu’il n’y en a point qui y excellent, d’autant que je ne pense pas même que l’on s’amuse beaucoup en ce siècle-ci à rimer. En quelle erreur êtes-vous ! me répondit le libraire ; ne viens-je pas de vous montrer des œuvres admirables, composées par des auteurs encore vivans ? Mais c’est possible que vous ne prisez pas la nouvelle façon d’écrire de ces messieurs, et que vous n’estimez que les choses anciennes et grossières. Moi, ce dis-je, je ne sçais pas si l’on fait mieux en ce temps-ci qu’au temps passé, et ne sçaurois pas discerner, quand je fais des vers, s’ils sont à la mode nouvelle ou à l’antique. Le jeune homme, en tournant alors la tête vers moi avec un rire de mauvaise grâce, et montrant la plupart de ses dents, me dit : Vous faites donc des vers, monsieur, à ce que j’entends ? Je mets des paroles avec des paroles, sur des sujets qui s’offrent à mon esprit, répondis-je ; mais je les arrange si mal, que je ne crois pas que l’on doive appeler cela de la poésie. Là-dessus, il me répliqua que je disois cela par humilité, et me pria de lui montrer quelqu’un de mes ouvrages. Je lui dis que je n’osois pas faire voir des pièces qui n’étoient pas par aventure selon les règles qu’il falloit suivre alors, desquelles je n’avois aucune connoissance. Eh bien, monsieur, me repartit-il, je vous dirai en ami ce qui m’en semblera, et possible serez-vous bien aise d’avoir ma conférence ; car il n’y en a pas trois dans Paris qui se puissent vanter de sçavoir mieux juger d’un vers que moi. Ces paroles-là ne m’ayant pu persuader de lui accorder sa prière, il prit congé de moi, ayant mis deux ou trois livres sous son manteau, sans en donner de l’argent au marchand, à qui je demandai, dès qu’il fut parti, s’il lui en faisoit crédit de cette sorte. Je les lui prête, répondit-il ; je suis contraint d’en faire ainsi à un tas d’écrivains comme lui,

  1. Voyez p. 192, note 2.