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toit un petit garçon laid comme un diable ; car je prenois le singe, qui avoit une casaque verte, pour un garçon. Et j’étois bien en cela aussi raisonnable que ce Suisse qui, trouvant un singe sur la porte d’une taverne, lui avoit donné un teston à changer, et voyant qu’il ne le payoit qu’en grimaces, ne cessoit de lui dire : Parli, petite garçon, vole-vous pas me donner la monnoie de mon pièce ? Et c’est de là possible que vient le proverbe[1], quand l’on dit que les grimaces, les gambades ou les moqueries sont monnoie de singe. Ce Suisse n’a pas été seul trompé. Un paysan, apportant un panier de poires à un seigneur, trouva deux gros singes sur la montée, qui se jetèrent sur son panier pour avoir du fruit. Ils avoient de belles casaques de toile d’or et la dague au côté, ce qui les rendoit vénérables, tellement que le paysan, fort respectueux, leur ôta fort courtoisement son chapeau ; car il n’avoit jamais vu de tels animaux. Quand il eut fait son présent, le maître de la maison lui demanda pourquoi il ne lui avoit pas apporté un panier tout plein. Il étoit tout plein, monsieur, dit le paysan ; mais messieurs vos enfans m’en ont pris la moitié. La rencontre étoit d’autant plus excellente que le seigneur étoit si laid, qu’un rustique pouvoit bien penser que ces singes fussent de sa race. Au reste, cela vous montre que, puisque des hommes d’âge ont pris de tels animaux pour des enfans, je le pouvois bien faire, moi qui étois jeune. Mais, pour notre servante, qui y alloit tout à la bonne foi, considérant qu’il n’étoit point entré d’enfans chez nous, ni personne du monde d’extraordinaire, elle crut fermement qu’un mauvais esprit m’étoit venu voir ; et, après m’avoir nettoyé et habillé, elle jeta plus d’une pinte d’eau bénite par la chambre.

Ma mère, étant revenue de l’église, la trouva encore en cette occupation, et lui demanda pour quel sujet elle faisoit cela. Elle lui conta, avec une simplicité très-grande, en quelle

  1. « Ce proverbe, dit M. Le Roux de Lincy, est emprunté à l’un des articles du Livre des Métiers d’Etienne Boileau, prévôt de Paris sous saint Louis. Au titre II de la seconde partie, intitulé : Du Péage du petit Pont, on lit : « Li singes au marchant doit iiij, se il pour vendre le porte ; et se li singes est au joueur, jouer en doit devant le péagier ; et pour son jeu doit estre quites de toute la chose qu’il achète à son usage. » Livre des Proverbes français, t. 1er, p. 151.