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Certes nous avons eu tort d’établir un combat pour les armes d’Achille, si, au dire de Teucer, nous sommes convaincus d’injustice, et si vous tous, quand vous avez été vaincus, loin de céder à la pluralité des voix, ne cessez de nous attaquer par des injures, ou de venger votre défaite par des perfidies. Et que deviendrait, après de tels exemples, la stabilité des lois, si, repoussant ceux qui ont été jugés dignes des prix, nous mettions les vaincus à la première place ? Mais cet état de choses ne peut se souffrir ; car ce n’est ni la force du corps ni la haute stature qui fait notre puissance ; c’est la sagesse qui donne la supériorité en tous lieux. Le bœuf le plus robuste obéit au fouet léger qui le ramène dans le sillon. Je prévois qu’on pourrait bien t’appliquer aussi ce remède, si tu ne reviens à la raison ; toi qui, pour un homme privé de vie, et déjà une vaine ombre, nous insultes avec tant d’orgueil et d’audace. Ne sauras-tu te modérer ? n’iras-tu pas, connaissant ta naissance, chercher quelque homme libre qui nous parle pour toi[1] ? Car c’est en vain que tu voudrais me parler, je ne te comprendrais pas ; je n’entends point la langue des Barbares[2] ?

LE CHŒUR.

Puissiez-vous tous deux devenir raisonnables ! je ne saurais vous rien dire de mieux.

TEUCER.

Hélas ! que la reconnaissance due aux morts s’écoule vite et s’efface de la mémoire des hommes, puisque tu n’obtiens point, ô Ajax, le plus léger souvenir d’un homme pour qui, prodiguant ta vie, tu as si souvent bravé les hasards des combats ! Mais tant de services

  1. L’intention de ces propos est des plus insultantes. Le scholiaste rappelle une loi d’Athènes qui défendait à ceux qui étaient nés d’une esclave de prendre la parole en public. Il fallait être citoyen pour avoir ce droit ; or, il parait qu’au temps de Sophocle, on ne reconnaissait comme citoyens que ceux dont le père et la mère avaient eux-mêmes le droit de cité.
  2. Hésione, mère de Teucer, était Phrygienne.