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lieu de rester fidèle à ses mœurs, a tout à coup changé de caractère. O malheureux père ! quelle affreuse destinée de ton fils il te reste à apprendre ! Jamais, avant lui, la race des Éacides n’en avait subi de pareille.



AJAX.

Oui, le temps, dans son cours immense, révèle ce qui était caché, et dérobe ce qui paraissait au jour ; rien ne lui est impossible, il surprend en faute même la religion du serment et la rigueur des âmes inflexibles. Moi, en effet, qui longtemps m’étais endurci par l’obstination, comme le fer par la trempe, je me sens attendrir aux discours de cette femme, j’ai pitié de la laisser veuve parmi mes ennemis avec un fils orphelin. Mais je vais au rivage qui borde la prairie, pour purifier mes souillures par un bain, et apaiser la colère redoutable de la déesse ; puis, je chercherai quelque lieu désert et j’y cacherai mon épée, cette arme qui me fut si funeste, dans le sein de la terre, loin de tous les regards ; puissent la nuit et les enfers la garder à jamais dans leurs entrailles ! Car depuis le jour où le terrible Hector me fit ce funeste présent[1], je n’ai reçu des Grecs que des outrages : tant est vrai cet adage, que les dons d’un ennemi ne sont point des dons et n’ont rien que de fatal[2]. Désormais donc je saurai céder aux dieux, et j’apprendrai à vénérer[3] les Atrides. Ils sont les chefs, il faut donc leur obéir. Et peut-il en être autrement ? partout, en effet, la force et la vigueur cèdent au rang ; ainsi les frimas de l’hiver se retirent à l’approche de l’été fertile ; le char obscur de la nuit s’éloigne pour laisser briller l’astre éclatant du

  1. Le fait est rapporté dans L’Iliade, VII, v. 303-305.
  2. La même pensée est exprimée en termes assez semblables dans la Médée d’Euripide, v. 500. S. Clément d’Alexandrie (Stromat., l. VI, p. 740) dit qu’ici Sophocle a imité Euripide. Il faudrait en conclure que l’Ajax est postérieure la Médée.
  3. Ce mot vénérer, σέβειν, appliqué aux Atrides, et non aux dieux, n’est pas sans amertume.