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vage avec ton fils. Et bientôt un de ces nouveaux maîtres m’insultera par des paroles amères : « Voyez[1], dira-t-il, l’épouse d’Ajax, qui fut le plus vaillant des Grecs ; contre quelle servitude elle a échangé un sort digne d’envie ! » Voilà ce qu’on dira ; et moi je serai la proie d’un sort fatal, mais la honte de ces paroles rejaillira sur toi et sur ta race. Ah ! songe à ton malheureux père, que tu abandonnes dans sa triste vieillesse ; songe à une mère chargée d’années, qui invoque sans cesse les dieux pour ta vie et ton retour dans ses foyers ; prends aussi pitié de ton fils ; si, privé de l’éducation de sa jeunesse où ta mort le laissera, il est dans l’abandon , livré à des tuteurs ennemis, songe quelle misère tu nous prépares à tous deux, en mourant. Pour moi, je n’ai plus d’autre asile que toi. Car tu as ruiné ma patrie par tes armes ; quant à ma mère et à mon père, victimes d’un autre destin, ils sont descendus au séjour infernal des morts[2]. Ai-je une autre patrie, une autre fortune que toi ? En toi seul est tout mon salut. Eh bien, conserve de moi quelque souvenir ; l’homme ne doit point oublier ce qui a pu lui plaire[3]. Car un bienfait en engendre toujours un autre ; mais celui qui perd la mémoire du bien qu’on lui a fait ne saurait être un cœur généreux.

LE CHŒUR.

Ajax, je voudrais voir ton cœur saisi de la même compassion que moi, tu louerais alors ses paroles.

AJAX.

Elle peut compter sur mes éloges, si elle ose exécuter mes ordres.

  1. Mouvement imité de l’entrevue d’Andromaque et d’Hector dans Homère
  2. J’ai adopté les corrections proposées par Bothe et Wunder, et reçues dans l’édition de F. Didot. — Ce passage rappelle la prière d’Andromaque à Hector, au 6e chant de l’Iliade, v. 413-4.
  3. Τερπνὸν εἴ τί που πάθοι. Il y a beaucoup de grâce dans cette expression réservée, que semble avoir imitée Virgile, lorsqu’il fait dire à Didon (Énéid., IV, 317) :
    Fuit aut tibi quidquam
    Dulce meum.