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si ses oracles sont faux. Sache donc qu’il en est ainsi, cède de toi-même à nos vœux. En effet, ce serait un bel avantage pour toi, après avoir été déclaré le premier des Grecs, de recevoir ta guérison et d’obtenir la gloire de renverser Troie, qui nous a coûté tant de larmes ?

PHILOCTÈTE.

O vie odieuse, pourquoi me retiens-tu encore sur la terre, jouissant de la lumière, et ne m’as-tu pas laissé descendre au séjour de Pluton ? Hélas ! que faire ? pourrais-je ne pas me rendre à des conseils partis d’une amitié si tendre ? Mais céderai-je donc ? alors comment, oserai-je paraître au grand jour, après cette faiblesse ? infortuné, qui m’adressera la parole ? Et vous, ô mes yeux ! témoins de tout ce que j’ai subi, comment supporterez-vous de me voir converser avec les Atrides qui m’ont perdu, avec l’infâme fils de Laërte ? Car ce n’est pas le ressentiment des outrages passés qui me tourmente, mais ceux que je prévois avoir à souffrir de leur part dans l’avenir. Chez ceux, en effet, dont la pensée est devenue une mère de crimes[1], elle ne sait enseigner rien que de criminel. Mais de toi-même, ceci m’étonne ; car tu devais ne jamais retourner à Troie, et m’empêcher, moi aussi, de m’unir à ceux qui t’ont outragé, en te ravissant les armes glorieuses de ton père[2]. Et pourtant tu vas les secourir, et moi-même tu veux m’y contraindre. N’en fais rien, mon fils ; mais, comme tu l’as juré, ramène-moi dans ma patrie ; pour toi, reste à Scyros, et laisse périr misérablement ces misérables. Par là, tu mériteras à la fois ma reconnaissance et celle de mon père ; et en abandonnant des perfides, tu t’épargneras la honte de leur ressembler.

  1. Cette expression hardie se trouve déjà dans Ajax, vers 174 : « Étrange rumeur, mère de ma honte. »
  2. Tous les manuscrits donnent ici ces deux vers : « Ceux qui dans le procès des armes de ton père, ont jugé le malheureux Ajax inférieur à Ulysse, » Les éditeurs modernes les ont retranchés, comme une distraction de l’auteur : car Philoctète, d’après son dialogue avec Néoptolème, v. 410-415, ignorait la dispute d’Ajax et d’Ulysse au sujet des armes d’Achille.