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trouve aisément des crédules, et chacun, insultant à tes malheurs, prend plus de plaisir à l’entendre que lui-même à le dire. Car le trait lancé contre les grandes âmes ne manque pas son but ; de tels discours dirigés contre moi seraient crus à peine ; c’est en effet contre l’homme puissant que l’envie se glisse. Et cependant les petits, sans le secours des grands, sont un faible rempart pour les États ; avec l’appui des grands, le faible devient fort, et le grand s’élève avec l’aide des petits. Mais il n’est pas possible aux insensés de comprendre ces sages maximes[1]. Ce sont de tels hommes qui, aujourd’hui, se soulèvent contre toi ; mais, ô roi, nous ne pouvons les repousser sans ta présence. Une fois, en effet, qu’ils se sont dérobés à tes regards, ils crient dans les airs, comme un essaim de lâches oiseaux contre le vautour ; mais si tu parais, aussitôt, à l’aspect du grand vautour, saisis d’effroi, ils se cacheront en silence et resteront muets.

(Strophe.) Est-ce Diane, fille de Jupiter, traînée par des taureaux[2] (étrange rumeur, mère[3] de ma honte !) qui a poussé ton bras contre les troupeaux de l’armée, soit que tu ne lui aies pas rendu grâce de quelque victoire, ou que tu l’aies frustrée d’une riche dépouille ou du fruit de ta chasse ? ou est-ce le dieu Mars, à la cuirasse d’airain, irrité que tu aies mal reconnu ses secours dans les combats, qui a vengé son affront par les pièges de cette nuit ?

  1. Les six vers qui précèdent semblent dirigés contre le caractère léger et frondeur de la démocratie athénienne. Il paraîtrait d’après cela que Sophocle, comme presque tous les hommes supérieurs d’Athènes, penchait pour l’aristocratie.
  2. « Diane traînée par des taureaux. » Le scholiaste donne les explications suivantes de l’épithète grecque : « Appelée Ταυροπόλα, soit parce que son culte est établi à Tauris, en Scythie ; soit parce qu’elle est protectrice des bergers ; soit parce qu’elle est la même que la Lune, et qu’elle est traînée par des taureaux, d’où on l’appelle aussi Ταυρωπὸν. » On peut voir aussi dans Euripide, Iphigénie en Tauride, v. 1429.
  3. Μᾶτερ αὶσχύνας έμᾶς. Cette expression se retrouve dans le Philoctète, v. 1360 : « Ceux dont la pensée est une mère de crimes. »