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tique a frappé mes oreilles. Dans mon effroi, je tombai renversée entre les bras de mes femmes, et je perdis l’usage de mes sens. Mais quel était ce récit ? répétez-le moi, j’ai l’expérience du malheur, et je vous écouterai.

L’ENVOYÉ.

Chère maîtresse, je parlerai en témoin oculaire, et je n’omettrai pas un mot de la vérité ; pourquoi emploierais-je avec toi des ménagements, qui ensuite seraient convaincus de mensonges ? la vérité est toujours dans le droit chemin. J’accompagnais ton époux, et le menais sur le plateau élevé où gisait encore le cadavre de Polynice, impitoyablement déchiré par les chiens. Là, après avoir supplié Hécate[1] et Pluton de calmer leur colère, et fait les saintes ablutions, nous avons brûlé les restes du corps sur un amas de branches fraîchement coupées, puis, après avoir édifié en forme de tombeau des monceaux de terre natale[2], nous nous dirigions vers la caverne dont Pluton avait dû faire le lit nuptial de la jeune fille[3]. Mais de loin, un de nous entend des gémissements aigus partir de cet asile de l’hymen et de la mort[4], et il accourt l’annoncer à notre maitre Créon. Celui-ci entend, à mesure qu’il approche, des cris inarticulés et déchirants, il soupire, et laisse échapper ces mots lamentables : « Malheureux ! mes pressentiments doivent-ils se vérifier ? suis-je donc ici sur la plus funeste des routes que j’aie parcourues ? La voix de mon fils trouble mon âme. Serviteurs, accourez, hâtez-vous, approchez du tombeau, arrachez la pierre qui obstrue l’entrée, pénétrez dans l’ouverture même, et vérifiez si c’est bien la voix d’Hémon que j’ai entendue, ou si les dieux m’abusent. »

  1. Ένοδίαν θεὸν, la déesse des carrefours.
  2. Ici, ce mot n’est pas indifférent, parce que Polynice avait combattu contre ta patrie.
  3. Νυμφεῖον ᾿Ἅδον. Au vers 816, Créon avait dit :
    ᾿Αχέροντι νυμφεύσω
    « Je la donnerai pour épouse à l'Achéron. »
  4. ἀκτέριστον παστάδα, « la chambre nuptiale privée des honneurs funèbres. »