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CRÉON.

Vieillard, je suis un but contre lequel, tous, comme autant d’archers, vous lancez vos traits, je ne suis pas même à l’abri de vous autres devins, depuis longtemps[1] je suis vendu par votre race, et le jouet de votre vénalité. Livrez-vous à ces trafics, amassez, si vous voulez, tout l’or de Sardes ou de l’Inde[2] ; vous ne donnerez jamais à cet homme les honneurs de la sépulture ; quand même les aigles voraces de Jupiter voudraient porter jusque sur son trône des lambeaux de ce cadavre, non jamais, par crainte de cette souillure, je ne permettrai de l’ensevelir. Car je sais bien que nul mortel ne peut souiller les dieux. O vieux Tirésias, les hommes les plus habiles font souvent une chute honteuse, lorsque l’appât du gain leur fait parer d’un beau langage de honteuses pensées.

TIRÉSIAS.

Hélas ! quel est le mortel qui sache, qui comprenne[3]...

CRÉON.

Quoi ? quel est ce lieu-commun que tu vas nous débiter ?

TIRÉSIAS.

. . . combien la prudence est le plus précieux des trésors.

CRÉON.

Autant, je crois, que l’imprudence est le plus grand des maux.

TIRÉSIAS.

Tel est pourtant le mal dont tu es atteint.

CRÉON.

Je ne veux point répondre à un devin par des injures.

TIRÉSIAS.

C’est pourtant ce que tu fais, en traitant mes prophéties de mensonges.

  1. Allusion à Ménécée, autre fils de Créon, dont Tirésias avait occasionné la mort. V. les Phéniciennes d’Euripide.
  2. Le texte dit : « L’électrum de Sardes et l’or de l’Inde. » L’électrum était une composition métallique d’or et d’argent, dans laquelle l’argent entrait pour un cinquième, si l’on en croit Pline (Histoire naturelle, XXXIII, 23).
  3. Tirésias est interrompu par Créon.