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ANTIGONE.

(Strophe 2.) Citoyens de Thèbes, ma patrie, vous me voyez faire mon dernier voyage, et regarder pour la dernière fois la brillante lumière du soleil, désormais refusée à mes yeux : Pluton, qui endort tout ce qui respire, m’entraîne vivante aux bords de l’Achéron[1], sans que j’aie connu l’hymen, dont le chant nuptial ne s’est pas fait entendre pour moi ; mais l’Achéron sera mon époux.

LE CHOEUR.

Aussi, marches-tu glorieuse et admirée vers cette sombre retraite des morts, sans avoir été atteinte par les maladies dévorantes, ni livrée par le sort comme prix du glaive victorieux ; c’est libre et vivante, que, seule entre tous les mortels, tu descendras aux enfers.

ANTIGONE.

(Antistrophe 2.) Oui, j’ai entendu raconter que l’étrangère de Phrygie[2], fille de Tantale, périt de la mort la plus affreuse, sur le mont Sipyle[3], étouffée par la végétation même du rocher, comme l’arbre sous les étroits replis du lierre ; et si j’en crois les récits des hommes, quoiqu’elle semble se dissoudre, jamais ni les pluies, ni la neige ne l’abandonnent, et les pleurs qui coulent sans cesse de ses yeux arrosent son cou[4] ; ainsi qu’elle, le sort va m’endormir sous une enveloppe de pierre.

LE CHOEUR.

Mais elle était déesse et fille des dieux ; et nous, nous sommes mortels et fils des hommes : cependant il est

  1. Dans le premier Chœur d’Œdipe Roi, v. 178, il est parlé des morts « tombés sur le rivage du dieu des ténèbres. »
  2. Niobé
  3. Le Sipyle, montagne de Lydie, caverne près de Smyrne. Mais Strabon, 1. XII, Extr., nous apprend que d’autres plaçaient le Sipyle en Phrygie.
  4. Le mot grec δετράδας, qui désigne ici le cou de Niobé, signifie aussi le dos d’une montagne : Ce jeu de mots paraît intraduisible ; quoique notre langue ait un emploi analogue du même terme, par exemple, le col de Tende.
    Ovide, Métam. VI, 310-2 :
    Flet tamen, et validi circumdata turbine venti,
    In patriam rapta est, ubi fixa cacumine montis,
    Liquitur, et lacrymas etiam nune marmora manant.

    Properce, II, Eleg. XVI, v. 7-8 :

    Nec tantum Niobe bis sex ad busta superba
    Sollicito lacrymas depluit a Sipylo.

    Sénèque, Agamemnon, v. 371-4 :

    Stat nunc Sipyli vertice summo Flebile saxum,
    Et adhuc lacrymas marmora fundunt Antiqua novas.

    Sophocle, dans Electre, v. 148-150 :

    Ἰὼ παντλάμων Νιόβα, σὲ δ᾽ ἔγωγε νέμω θεόν,
    ἅτ᾽ ἐν τάφῳ πετραίῳ αἰαῖ, δακρύεις

    « O Niobé, la plus malheureuse des femmes, je t’honore à l’égal d’une déesse, toi dont le marbre funèbre distille éternellement des pleurs. »

    Pausanias, I, c. 21, 5, nous explique ainsi l’origine de cette tradition sur Niobé : « Cette Niobé, je l’ai vue, moi-même, en montant sur le mont Sipyle ; le rocher, voisin et escarpé, ne présente en rien de près πειρούτι, l’apparence d’une femme en général, ni d’une femme affligée ; mais d’en bas et de loin, on croit voir une femme qui pleure et κατηφῆ »