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cités, bouleverse les familles, jette les années dans le désordre et la fuite ; ceux, au contraire, qui restent fermes à leur poste, l’obéissance fait leur salut. C’est ainsi qu’on doit venir en aide aux lois établies, et ne jamais céder à une femme[1]. Car il vaut mieux, s’il le faut, succomber devant un homme, et l’on ne nous reprochera pas d’être plus faibles qu’une femme.

LE CHŒUR.

Il nous paraît, si notre jugement n’est point affaibli par l’âge, que tes paroles sont dictées par la sagesse.

HÉMON.

Mon père, les dieux donnent aux hommes la raison, le plus précieux de tous les biens. Pour moi, prétendre que tes paroles ne sont pas raisonnables, c’est ce que je n’oserais ni ne saurais jamais dire : cependant un autre aussi peut parler avec sagesse. C’est un devoir naturel pour moi d’être attentif aux actions, aux paroles, aux reproches qui te touchent. Ton regard intimide un simple citoyen, et l’empêche de tenir devant toi des propos qui te déplairaient à entendre ; mais moi, je puis recueillir leurs entretiens secrets[2] ; ils pleurent le sort de cette jeune fille injustement condamnée, entre toutes, au plus cruel supplice, pour l’action la plus belle. « Quoi ! elle n’a point souffert que son frère, tué dans les combats, restât sans sépulture, en proie aux oiseaux et aux chiens dévorants ! Ne méritait-elle pas les plus glorieuses récompenses[3] ? » Tels sont les discours secrets qui viennent jusqu’à nous. Pour moi, mon père, il n’est pas de bien plus précieux que ta prospérité. Y a-t-il en effet un honneur plus désirable pour un fils que la gloire

  1. Aristophane, dans Lysistrata (v. 450), a un vers à peu près semblable, qui est très probablement une réminiscence. C’est la doctrine de l’obéissance passive que prêche ici Créon.
  2. Hémon prête habilement au peuple les paroles qu’il n’ose adresser directement à son père. Aristote, Rhétorique, III, c. 17, cite ce passage comme exemple d’artifice oratoire.
  3. χρυσῆς τιμῆς, une statue, ou une couronne d’or.