Page:Sophocle - Tragédies, trad. Artaud, 1859.djvu/322

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
CRÉON.

Et pourtant tu as osé enfreindre ces lois ?

ANTIGONE.

Ce n’est, en effet, ni Jupiter qui me les a révélées, ni la Justice qui habite avec les divinités infernales[1], les auteurs de ces lois qui règnent sur les hommes ; et je ne pensais pas que les décrets d’un mortel comme toi eussent assez de force pour prévaloir sur les lois non écrites[2], œuvre immuable des dieux. Celles-ci ne sont ni d’aujourd’hui ni d’hier ; toujours vivantes, nul ne sait leur origine. Devais-je, les oubliant, par crainte des menaces d’un homme, encourir la vengeance des dieux ? Je savais qu’il me faudrait mourir ; eh ! ne le devais-je pas, même sans ton décret ? Si j’avance l’instant de ma mort, j’y trouve un précieux avantage. Pour quiconque a vécu comme moi dans le malheur, comment ne serait-elle pas un bienfait[3] ? Pour moi donc, ce trépas n’a rien de douloureux ; mais si j’avais laissé sans sépulture le fils de ma mère, c’est alors que je serais malheureuse ; quant à mon sort présent, il ne m’attriste en rien. Pour toi, si ma conduite te paraît insensée, je pourrais dire que c’est un fou qui m’accuse de démence.

LE CHŒUR.

L’esprit inflexible du père se reconnaît dans le caractère inflexible de la fille ; elle ne sait point céder à l’infortune.

CRÉON.

Mais, sache-le bien, ces esprits inflexibles s’abattent

  1. Antigone invoque surtout la justice des divinités infernales, offensées par l’ordre de Créon ; puis elle applique à la loi divine les mots mêmes employés par le roi pour désigner son décret.
  2. Nόμοτ ἄγραπτα, les lois non écrites, expression employée par Socrate dans Xénophon, Memor., IV, 4, 19-21 ; et Œcon., VII, 31. Voir aussi Platon, Lois, VII, p. 795, H. St. — Aristote, Ethic. V, c. 15 : Politic. III, 18 : et Cicéron, de Republica, de Legibus, pro Milone.
  3. Pensée fréquente dans les tragiques grecs. Salluste, Conjuration de Catilina, Discours de César : « In luctu atque miseriis, mortem ærumnarum requiem, non cruciatum esse. »