Page:Sophocle - Tragédies, trad. Artaud, 1859.djvu/32

Cette page a été validée par deux contributeurs.

chasse ? ou le dieu Mars, irrité que tu aies mal reconnu ses secours, a-t-il vengé son affront par les horreurs de cette nuit ? »

Et ailleurs, après avoir réprouvé ce propos orgueilleux d’Ajax : « Avec les dieux, un lâche même peut obtenir la victoire ; moi, je me flatte, sans leur aide, d’obtenir cette gloire, » Calchas ajoute : « Une autre fois, Minerve le pressait de tourner son bras meurtrier contre les ennemis ; il lui répliqua par ces paroles pleines d’arrogance : Déesse, cours assister les autres Grecs ; jamais l’ennemi ne rompra nos rangs. C’est par ces discours et cet orgueil plus qu’humain qu’il s’est attiré la colère implacable de la déesse. »

De tout cela il résulte qu’Ajax est poursuivi surtout par une animosité propre à Minerve, qui veut venger sur lui des offenses personnelles.

La déesse ne joue-t-elle pas d’ailleurs dans cette tragédie un rôle peu digne de la divinité ? Elle descend à la duplicité : après avoir dit qu’elle a elle-même égaré l’esprit d’Ajax, elle s’adresse à lui, v. 89-90 : «. Ajax, c’est pour la seconde fois que je t’appelle ; t’inquiètes-tu si peu de celle qui te protège ? » Elle l’encourage dans son délire, elle prend plaisir à le faire extravaguer ; en un mot, elle met en pratique ce qu’elle vient de dire à Ulysse : « N’est-il pas doux de rire d’un ennemi ? »

Et pourtant on ne peut s’empêcher de plaindre Ajax ; on compatit à son malheureux sort ; on gémit sur l’abaissement de ce guerrier si vaillant ; Ulysse, son ennemi, est lui-même touché de pitié. Le sentiment moral est ici moins avancé dans la divinité que dans l’homme.

Quant à la date de la pièce, plusieurs indices autorisent à penser qu’elle fut représentée au milieu même de la guerre du Péloponnèse, entre les années 421 et 411, au temps où Alcibiade était exilé, et où les désastres de l’expédition de Sicile imminents ou consommés inspiraient un plus vif désir de la paix. Les maux de la guerre y sont déplorés dans un Chœur, v. 1182-1220, en termes plus énergiques que partout ailleurs, et, vers la fin, on y invoque Athènes comme une terre désirée de tous les citoyens, qui loin d’elle exposaient leur vie à tant de périls.